mars 2025

Cette note se penche sur le rôle central du travail reproductif dans la perpétuation des inégalités de genre. Souvent invisibilisé et largement assumé par les femmes, il limite leur accès aux emplois rémunérés et freine leur progression professionnelle. À travers une analyse des dynamiques actuelles et des politiques publiques, cette note explore les leviers nécessaires pour une répartition plus équitable de ces responsabilités et une meilleure reconnaissance du travail reproductif.

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L'accès des femmes à une activité rémunérée joue un rôle central dans leur émancipation, en favorisant leur autonomie économique, leur participation à l'espace public et la réalisation d'une plus grande justice sociale (Delphy, 2013; Galerand et Kergoat, 2013). Pourtant, malgré des avancées majeures réalisées au cours de la deuxième moitié du XXe siècle, notamment en termes de droits civils et politiques, les inégalités persistent : concentration des femmes dans certains métiers, plafond de verre, temps partiel, maladie longue durée, précarité, etc. Une politique pour l’égalité nécessite une approche systémique intégrant l’articulation entre vie professionnelle et « responsabilités familiales » ou, pour le dire dans un langage matérialiste, en intégrant l’articulation entre le travail productif et le travail reproductif.

1. Introduction : Replacer le travail reproductif au centre des enjeux égalitaires

Le travail reproductif, souvent relégué à la sphère privée et invisibilisé, constitue un obstacle central à l’égalité professionnelle (Institut pour l'égalité des chances des femmes et des hommes [IEFH], 2024). Bien qu’il soit essentiel au fonctionnement des sociétés et à la reproduction des rapports sociaux, il reste marginalisé dans les politiques publiques et peu reconnu sur le plan économique. Si les féministes matérialistes des années 1970 et 1980 ont mis en évidence l’articulation entre travail reproductif et rapports sociaux de production (e.g. Delphy, Guillaumin, Wittig, Dalla Costa et James, Hartmann, Davis, Hartsock), ces analyses tendent aujourd’hui à se fragmenter (Renault, 2021). La salarisation de certaines tâches domestiques et le développement du concept de care ont apporté des avancées, mais risquent d’occulter les dimensions structurelles et les inégalités systémiques liées au travail reproductif, comme la division genrée du travail et l'exploitation économique des femmes dans ces activités (Tronto, 2009; Dussuet, 2016).

Une approche globale reste donc essentielle afin de comprendre son impact sur l’employabilité des femmes et d’élaborer des politiques publiques adaptées. Réaffirmer l’importance des théories féministes matérialistes permettrait de dépasser les lectures fragmentaires et de mettre en lumière les enjeux liés à la division genrée du travail, contribuant ainsi à une réflexion critique sur les dynamiques contemporaines de l’égalité professionnelle.

2. Une conceptualisation du travail reproductif : apports du féminisme matérialiste

Le travail reproductif désigne l’ensemble des activités nécessaires à la reproduction et au maintien de la vie humaine et sociale. Ces activités incluent les tâches domestiques (cuisine, nettoyage, gestion du foyer), les soins directs aux personnes (éducation des enfants, soins aux personnes dépendantes), ainsi que le soutien émotionnel et relationnel.

Le féminisme matérialiste a joué un rôle central dans la déconstruction des dichotomies entre travail productif et reproductif, en soulignant que ces deux sphères sont intrinsèquement liées au fonctionnement de nos sociétés et, plus particulièrement, au capitalisme. Des penseuses comme Christine Delphy, Colette Guillaumin, Silvia Federici ou Nancy Hartsock ont montré que le travail reproductif constitue le socle invisible - mais indispensable - des rapports sociaux et de l’économie capitaliste. Ce travail inclut les activités non rémunérées, historiquement assignées aux femmes, qui assurent la reproduction de la force de travail et la perpétuation des rapports sociaux.

Ces analyses soulignent que le travail reproductif dépasse le cadre individuel pour devenir une dimension structurelle des rapports sociaux de sexe et de classe. Cependant, comme le souligne Kergoat (2009), l’externalisation de ce travail dans des contextes modernes repose souvent sur l’exploitation de femmes racisées, employées dans des conditions précaires pour accomplir des tâches domestiques ou de soin. Ce processus renforce les inégalités de classe et de race tout en déplaçant, sans le résoudre, le problème de l’invisibilité et de la dévalorisation du travail reproductif (Romainville, 2019).

Le débat contemporain sur le partage des tâches tend à se limiter à une perspective psychologisante, notamment avec le concept de charge mentale, ou à privatiser la question en invitant à une meilleure répartition des tâches au sein du foyer, occultant ainsi son caractère systémique et collectif. Ces approches, en se concentrant uniquement sur l'accès des femmes au marché du travail, négligent les structures inégalitaires qui sous-tendent la division sexuée du travail et négligent les conséquences de ce travail gratuit sur les carrières professionnelles des femmes. Le féminisme matérialiste propose, quant à lui, une critique radicale des approches libérales qui valorisent l'employabilité des femmes comme une fin en soi et appelle à repenser l'organisation du travail dans son ensemble, à valoriser le rôle central du travail reproductif et à engager une lutte collective pour transformer les rapports sociaux de sexe, de race et de classe.

3. Origines historiques : le libéralisme, et la genèse de la distinction public/privé

La distinction entre sphères publique et privée est une construction centrale de la pensée libérale du XVIIIᵉ siècle, distinction qui consiste à délimiter l'espace de l'État (sphère publique) de celui des individus (sphère privée). L’enjeu est alors de poser les bases d’une société où l’individu libre, rationnel et propriétaire est au cœur des relations sociales. La sphère publique y est alors associée à la vie politique et économique, tandis que la sphère privée est réservée à l’intimité, à la famille et à l’ordre domestique.

Dans cette organisation, la sphère publique est le lieu de l’action politique et du travail rémunéré, espaces valorisés et ouverts en priorité aux hommes. La sphère privée, quant à elle, devient le domaine réservé des femmes, gardiennes de l’ordre familial et responsables des tâches domestiques et reproductives. Cette séparation, dans un contexte de montée en puissance de l’économie capitaliste et de la famille bourgeoise, consacre une division sexuée du travail : les hommes, producteurs dans la sphère publique, et les femmes, invisibilisées dans la sphère privée.

La distinction entre sphères publique et privée, consacrée par la pensée libérale du XVIIIᵉ siècle, a ancré une division sexuée du travail qui continue d’imprégner nos structures sociales. Ce cadre idéologique a institutionnalisé l’infériorisation du travail reproductif et a contribué à exclure les femmes de nombreux droits fondamentaux (Fraser, 2013; Pateman, 1988; Walby, 1990).

Cette séparation historique (et sa hiérarchisation) bien que théorisée au XVIIIᵉ siècle, n’a pas perdu de sa pertinence dans les dynamiques socio-économiques contemporaines. Les systèmes actuels, qu’ils soient législatifs, économiques ou culturels, continuent de reproduire cette dichotomie, renforçant les inégalités de genre dans le domaine du travail et de l’employabilité.

4. Les effets durables sur la division genrée du travail

En effet, l’héritage de cette distinction public/privé est encore visible aujourd’hui à travers trois mécanismes majeurs : l’invisibilisation du travail reproductif, les freins à l’employabilité des femmes et la valorisation genrée du travail. Ces dynamiques perpétuent des inégalités structurelles qui limitent la pleine participation des femmes à la sphère publique.

a) Invisibilisation du travail reproductif

Le travail reproductif, comprenant des tâches essentielles comme l’éducation des enfants, les soins aux membres de la famille et l’entretien du foyer, est relégué dans la sphère privée. Bien que vital pour la reproduction de la force de travail et le fonctionnement de l’économie, il est historiquement invisibilisé, non rémunéré et considéré comme une responsabilité personnelle. Cette invisibilité a des effets directs sur l’analyse économique, qui a longtemps ignoré l’apport du travail reproductif à la richesse collective, et à l'expansion du capitalisme.

b) Freins à l’employabilité des femmes

La répartition genrée des rôles entre sphères privée et publique a assigné aux femmes la charge quasi exclusive du travail reproductif. Cela limite leur disponibilité et leur progression dans le monde professionnel, souvent perçu comme incompatible avec les responsabilités familiales. Ces contraintes expliquent en partie pourquoi les femmes occupent plus fréquemment des emplois précaires, à temps partiel, ou dans des secteurs historiquement sous-évalués, comme le care, l’enseignement ou les services sociaux (Acker, 1990; Pateman, 2010; Walby 1990).

c) Valorisation genrée du travail

La séparation entre travail productif (associé aux hommes) et reproductif (attribué aux femmes) perpétue ainsi une hiérarchie de valeur. Le travail masculin dans la sphère publique est reconnu et rémunéré, tandis que le travail reproductif est dévalorisé, même lorsqu’il s’inscrit dans le marché formel. Cette hiérarchie engendre des écarts de salaire et des inégalités dans l’accès aux opportunités professionnelles (Dussuet, 2016).

5. Un héritage libéral aux effets contemporains

Le libéralisme, en protégeant la sphère privée des interventions étatiques, a donc maintenu le travail reproductif hors de la sphère publique, excluant ainsi les femmes des débats sur l’organisation économique et sociale. Cette séparation, qui se voulait émancipatrice pour l’individu, a exacerbé les tensions entre responsabilités familiales et économiques pour les femmes.

Dans les sociétés contemporaines, cet héritage reste palpable. Les politiques publiques, largement modelées par des cadres libéraux, continuent d’attribuer une faible reconnaissance au travail reproductif. Par exemple : les congés parentaux inégaux, le sous-développement des systèmes de garde d’enfants ou la faible valorisation des métiers du care, voire des métiers « essentiels » reflètent encore cette dichotomie.

En Belgique, les politiques publiques, bien qu’ayant évolué au fil des décennies, peinent encore à réduire les inégalités de genre liées à cette charge invisible.

a) Les débuts : une approche indirecte et cloisonnée

Au milieu du XXe siècle, les politiques belges se concentraient principalement sur le travail productif, avec des dispositifs comme l'assurance chômage ou les congés maternité. Ces mesures visaient à répondre aux besoins des femmes intégrées dans le marché du travail, mais sans remettre en question la division genrée des responsabilités. Le congé de maternité, introduit dans les années 1960, reconnaissait implicitement le rôle des femmes comme principales responsables du travail reproductif, tout en limitant leur intégration dans l’emploi à des trajectoires discontinues.

Dans les années 1970 et 1980, sous l’influence des mouvements féministes, la question du travail reproductif a commencé à émerger dans les débats publics. Cependant, les politiques de l’époque se limitaient souvent à des ajustements périphériques, comme le développement des crèches et garderies. Ces initiatives, bien qu’importantes, restaient insuffisantes pour transformer les dynamiques structurelles entre sphères privée et publique.

b) Les années 1990-2000 : externalisation et salarisation partielle

En 2000, le traité de Lisbonne fixe pour objectif un taux d'emploi de 75%, mettant l’accent sur des politiques de « défamilialisation » visant à favoriser l’indépendance économique des femmes en facilitant leur insertion sur le marché du travail. Ces politiques reposent sur l’externalisation des tâches domestiques et du soin, notamment via le développement de services formels de garde d’enfants et d’aide aux personnes dépendantes. Cependant, ce modèle repose en grande partie sur le travail des personnes issues de l’immigration, qui assurent ces tâches essentielles sans pour autant bénéficier des mêmes dispositifs dans leur propre trajectoire de vie. 

Le paradoxe est que ces travailleuses, souvent issues de pays du Sud ou d’Europe de l’Est, continuent d’assurer à distance le soin de leurs propres familles, tout en étant privées des soutiens institutionnels qui permettent aux femmes des pays occidentaux de mieux concilier vie professionnelle et vie familiale. Ni dans leur pays d’origine ni dans leur pays d’accueil, les politiques publiques ne prennent en compte la circulation transnationale du care, laissant ces travailleuses dans une situation de double contrainte : invisibles dans les dispositifs sociaux et précarisées dans leur emploi (Merla et Degarve, 2016).

·  Titres-services : une formalisation partielle mais problématique

Avec la montée en puissance des services à domicile et du secteur des soins (care), les politiques publiques belges ont externalisé certaines tâches reproductives. La création de titres-services en 2004 est un exemple clé : ce dispositif permet aux particuliers de rémunérer des travailleuses domestiques pour des tâches ménagères ou de garde d’enfants tout an bénéficiant d’un avantage fiscal avantageux sur le coût de la prestation. Si ce système a permis de formaliser certains emplois et donc aux travailleuses d’accéder à des droits de sécurité sociale, il a aussi perpétué des dynamiques de précarité et d’exploitation genrée et racialisée. En effet, ces postes sont majoritairement occupés par des femmes issues de l’immigration, souvent dans des conditions de travail précaires (Dabin, 2021, citant Leduc et Tojerow, 2020). En 2021, près de 20,000 travailleuses et travailleurs étaient employés via ce dispositif en Région Bruxelloise, avec une frappante surreprésentation de femmes et de personnes d'origine immigrée (respectivement 96% et 98%, Romainville, 2019).

Ce système a permis à de nombreuses femmes peu qualifiées d’accéder à un emploi déclaré, offrant une relative stabilité par rapport au travail informel. Cependant, les conditions précaires de ces emplois (salaire minimum souvent proche de 11 € brut/heure, faible couverture sociale, absence de progression de carrière) freinent considérablement l’amélioration effective de la situation économique de ces femmes (Romainville, 2019). De plus, ce dispositif permet une externalisation des tâches domestiques pour les ménages de classe moyenne et supérieure, leur permettant de réduire leur charge domestique tout en renforçant une division sociale et raciale du travail reproductif. Par ailleurs, l’externalisation de tâches ne modifie pas pour autant les structures de répartition genrée des responsabilités au sein des foyers, le problème est simplement déplacé.

· Congés parentaux : une inégalité persistante

En Belgique, les congés parentaux restent largement sous-utilisés par les hommes, renforçant la charge des femmes en matière de travail reproductif. En effet, selon l’ONEM (2021), les femmes représentaient 62% des bénéficiaires des congés parentaux. Cette inégalité limite leur progression professionnelle en les contraignant à réduire leur temps de travail. De plus, une étude de l’IEFH (2018) souligne que les interruptions de carrière liées aux congés parentaux augmentent l’écart salarial entre hommes et femmes à long terme, notamment de par la surreprésentation des femmes dans les temps partiels.

· Conclusion

Ces politiques publiques belges ont permis des avancées significatives dans la formalisation et la redistribution partielle des tâches reproductives. Toutefois, leur impact reste limité en raison de la précarité des dispositifs, des inégalités de genre persistantes dans leur utilisation et du maintien d’une division sexuée du travail qui structure encore profondément l’organisation des foyers.

Face à ces limites, le modèle scandinave est souvent cité comme exemplaire en matière de conciliation entre vie professionnelle et vie familiale. Grâce à des congés parentaux plus égalitaires, des services publics de garde d’enfants accessibles et un taux d’emploi féminin élevé, ces pays semblent avoir mieux intégré les enjeux d’articulation entre travail et vie privée. Pourtant, comme le souligne Silvera (2010), ces avancées ne suffisent pas à garantir une répartition équitable du travail reproductif. En effet, malgré leur forte présence sur le marché du travail, les femmes continuent d’assumer la majorité des tâches ménagères et éducatives, en particulier celles qui restent invisibles et contraignantes.

Ce paradoxe d’une égalité professionnelle qui ne remet pas en cause la division sexuée du travail révèle les limites des politiques de conciliation actuelles. Silvera met en évidence que ces dispositifs, bien qu’indispensables, sont encore largement construits autour d’un modèle où les femmes demeurent les principales responsables du soin. De plus, la valorisation des métiers du care dans ces pays n’a pas empêché leur forte féminisation ni leur moindre reconnaissance économique. Dès lors, sans une politique visant à redistribuer effectivement les tâches domestiques et éducatives, ces politiques risquent de perpétuer un modèle où les femmes cumulent emploi et charge domestique, sans réelle remise en question des inégalités structurelles.

c) Les limites des approches actuelles : fragmentation et invisibilisation

Malgré ces avancées, les politiques publiques belges continuent de traiter le travail reproductif de manière fragmentée, sans véritable intégration dans une perspective systémique. L’accent mis sur le care, notamment à travers les travaux de Tronto, a permis de mettre en lumière la dimension relationnelle et éthique du soin. Toutefois, Tronto souligne également un phénomène de segmentation du care, où les différentes tâches qui le composent (soins aux personnes, tâches ménagères, éducation des enfants) sont isolées les unes des autres plutôt que pensées dans leur globalité. Cette fragmentation empêche de reconnaître le travail reproductif comme un continuum structurant l’ensemble du fonctionnement social et économique. Elle contribue aussi à la hiérarchisation des tâches selon leur degré de valorisation et de professionnalisation : par exemple, les soins aux personnes âgées ou aux enfants bénéficient d’une certaine reconnaissance institutionnelle, tandis que les tâches domestiques restent largement invisibilisées. En adoptant cette approche segmentée, les politiques publiques renforcent cette invisibilisation et évitent d’interroger les logiques structurelles qui assignent encore majoritairement ces responsabilités aux femmes. Cette fragmentation est par ailleurs aggravée par le maintien de la dichotomie entre sphères privée et publique.

6. Pour une transformation radicale : dépasser la dichotomie public/privé

La nécessité de dépasser cette distinction entre sphère publique et sphère privée est au cœur des revendications féministes contemporaines (e.g. "l’intime est politique"). La pensée féministe matérialiste insiste sur l’importance de considérer le travail reproductif comme un travail social et collectif, et non comme une responsabilité privée des femmes. La reconnaissance de ce travail, dans sa contribution à l’économie et à la société, permettrait non seulement une redistribution des charges mais aussi une transformation en profondeur du système de production (voir Falquet et al., 2010).

Cela exige un changement culturel majeur, où la sphère privée ne serait plus le domaine exclusif des femmes et où les responsabilités domestiques seraient reconnues comme un travail essentiel à la société, méritant des politiques publiques adaptées. Cela suppose également une collaboration renforcée entre syndicats, associations féministes et pouvoirs publics pour inscrire ces questions dans l’agenda politique et promouvoir une redéfinition des notions de travail et d’émancipation, intégrant les dimensions intersectionnelles des inégalités de genre.

Les politiques publiques belges, bien qu’ayant évolué, restent insuffisantes pour répondre aux défis structurels du travail reproductif. Repenser ces politiques dans une perspective féministe matérialiste, centrée sur la collectivisation et la valorisation de ces tâches, est une étape essentielle pour réduire les inégalités de genre et transformer les rapports sociaux en profondeur.

7. La domination masculine : un enjeu clé pour l’égalité

Les hommes jouent un rôle central dans la redistribution des tâches reproductives et dans la transformation des rapports sociaux de genre. Toutefois, leur engagement reste limité, ce qui constitue un frein majeur à l’égalité. Les travaux de Connell (1995) montrent que la masculinité hégémonique valorise des traits comme l’indépendance et la performance professionnelle, tout en marginalisant les responsabilités domestiques et parentales. Ces normes culturelles persistent et freinent l’engagement des hommes dans le travail reproductif. En effet, l’absence de représentations masculines valorisant les tâches de soin et domestiques dans les médias et les politiques publiques renforce les stéréotypes genrés.

La réalisation de l’égalité de genre nécessite pourtant une transformation des rôles masculins, particulièrement en ce qui concerne leur implication dans les tâches reproductives. Si les femmes ont considérablement investi la sphère publique et professionnelle, cela se traduit par une 'double journée de travail' particulièrement pénalisante. Cette double journée de travail est notamment la conséquence de la sous-représentation des hommes dans les activités liées au soin et au travail domestique, particulièrement lourde et contraignante. Pour surmonter ces freins, des politiques publiques plus ambitieuses et des initiatives culturelles ciblées sont nécessaires pour engager les hommes dans une redistribution équitable des responsabilités.

En remettant en cause la hiérarchie entre travail productif et reproductif, il devient possible de redéfinir les rôles masculins. Ce mouvement, combiné à des initiatives d’éducation à la parité, offre un levier stratégique pour transformer les rapports sociaux de genre et promouvoir une égalité véritable.

8. Conclusion : vers une revalorisation systémique du travail

La séparation entre sphère publique et sphère privée a non seulement structuré la division genrée du travail, mais elle a également renforcé les inégalités économiques et sociales entre les femmes et les hommes. En excluant le travail reproductif des analyses économiques et des politiques publiques, cette dichotomie a cantonné les femmes aux responsabilités domestiques et aux soins, limitant leur autonomie économique et leur accès aux mêmes opportunités professionnelles que les hommes. Aujourd’hui encore, cette répartition inégale du travail reste structurelle, comme en témoigne l’écart dans l’utilisation des congés parentaux : si les pères s’impliquent davantage à mesure que leurs enfants grandissent, les premières années restent massivement prises en charge par les mères, perpétuant l’idée selon laquelle elles seraient plus aptes à s’occuper des tout-petits. Ces normes genrées ne sont pas seulement ancrées dans les pratiques familiales, elles sont également renforcées par les dispositifs légaux et les représentations véhiculées par les professionnel·les de la petite enfance.

Pour dépasser ces inégalités, il est essentiel d’adopter une approche systémique qui intègre pleinement le travail reproductif dans l’analyse des dynamiques sociales et économiques. Cela passe d’abord par le renforcement des services publics, garants d’une prise en charge collective et accessible des besoins en matière de soin : crèches publiques, garderies d’école, services d’accompagnement pour les personnes âgées et dépendantes. Ces dispositifs doivent permettre de libérer le travail reproductif de sa gestion domestique individuelle, tout en assurant des conditions de travail dignes et valorisées aux professionnel·les du secteur. Cependant, une redistribution plus égalitaire du care ne peut reposer uniquement sur l’externalisation : elle suppose aussi une transformation des rapports sociaux de genre et une implication des hommes dans ces tâches, tant dans la sphère domestique que dans les métiers du care. À ce titre, les campagnes de sensibilisation visant à plus de parité de genre dans les professions ne devraient pas uniquement cibler les professions stérotypiquement masculines (e.g. STEM). En effet, elles devraient s'accompagner de campagnes visant les métiers du care. Ainsi, il ne s'agit pas uniquement d'enjoindre les femmes à prendre une place dans les métiers "masculins", mais aussi de faire en sorte que les hommes prennent une place dans le travail de care. Enfin, une attention particulière doit être portée aux familles monoparentales et aux réalités post-séparation, en garantissant des droits adaptés aux parents solos et en favorisant une coparentalité réelle dès la naissance.

    Recommandations

    • Renforcer les services publics pour assurer une prise en charge collective et accessible de la petite enfance, des personnes âgées et dépendantes (crèches publiques, garderies scolaires, stages gratuits durant les vacances scolaires, garde-malade, etc.).
    • Revaloriser les métiers du care par une augmentation des salaires, une amélioration des conditions de travail et une réduction de la précarité dans ces secteurs.
    • Égaliser les congés parentaux en les rendant strictement partagés et mieux rémunérés, afin d’encourager l’implication des pères dès la naissance et de lutter contre les inégalités professionnelles entre femmes et hommes.
    • Adapter le modèle des initiatives visant à attirer les femmes vers les secteurs scientifiques et techniques en lançant également des campagnes encourageant les hommes à se tourner vers les métiers du care.
    • Adapter les dispositifs aux réalités familiales diversifiées en garantissant des droits renforcés pour les parents solos (par exemple, un doublement des congés parentaux pour ces derniers), etc.
    • Déconstruire les stéréotypes de genre en intégrant ces enjeux dans l’éducation, en formant les professionnel·les de la petite enfance à la nécessité d’impliquer les pères dès la naissance, et en sensibilisant les familles à une répartition plus égalitaire des responsabilités domestiques et parentales.

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