avril 2024

La réforme de la fiscalité automobile à Bruxelles, mieux connue sous le nom de projet Smartmove, suscite de nombreux débats et constitue un cas d’école intéressant de la divergence entre transition climatique et justice sociale.

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Résumé/Thèse 

La réforme de la fiscalité automobile à Bruxelles, mieux connue sous le nom de projet Smartmove, suscite de nombreux débats et constitue un cas d’école intéressant de la divergence entre transition climatique et justice sociale. Cette note se penche sur l’impact de la taxe Smartmove sur les inégalités sociales. 

1. Introduction : 

Les inégalités sociales sont indissociables de la question climatique. Celles-ci revêtent deux dimensions : l’une internationale et l’autre nationale. La première se comprend comme un risque d’exposition aux conséquences de la dégradation du climat intimement lié aux inégalités socio-économiques entre nations quand l’autre se comprend comme étant liée à la situation socio-économique des individus. 

Les politiques de mobilité sont une des zones de mise en tension les plus évidentes entre inégalités sociales et justice climatique. En effet, sur le plan social, les enjeux de mobilité, particulièrement en milieu urbain, sont loin d’être neutres et sont liés à un « privilège de mobilité », donnant des avantages déterminants aux groupes sociaux les plus favorisés à la fois en termes de mobilité et de choix d’installation géographique. 

En Belgique et ailleurs la question des inégalités en matière de transport est largement traitée sous l’angle de l’usage de la voiture. En effet, l’aptitude à la mobilité reste, dans nos constructions sociales et politiques, intimement liée à l’automobile. Dans l’imaginaire capitaliste mais également pour une grosse partie de la gauche, la possession d’une voiture a longtemps été synonyme d’émancipation et donc de liberté. Quel qu’en soit le coût, le coût mensuel de détention d’une voiture « citadine » s’éleve, en 2022, à 847 EUR par mois. 

A la mobilité comprise comme étant liée à la possession d’une voiture, s’ajoutent les problèmes liés à la nature de l’emploi. En effet, l’exercice d’emplois non-qualifiés nécessite le plus l’usage d’une voiture quand, à contrario, l’usage de plus en plus fréquent du télétravail a tendance à favoriser les emplois qualifiés et donc à offrir d’avantages d’opportunités aux moyens et hauts revenus. A cette tendance globale, s’ajoute la spécificité belge de la voiture-salaire octroyée aux travailleur·euses ayant les revenus les plus hauts et les besoins de mobilité les plus souples, ce qui amplifie les inégalités de revenus et de genre. 

A Bruxelles, le débat autour de la mise en œuvre de la taxe Smartmove reflète ces contradictions apparentes. Penser des politiques de mobilité en vue de la transition climatique implique donc nécessairement d’envisager son impact social. Cette taxe, inscrite dans l’accord de gouvernement bruxellois pour la législature 2019-2024 a déjà fait couler beaucoup d’encre…

2. Les grands principes de la taxe Smartmove et son cheminement politique :

  1. Les taxes de mise en circulation et les taxes de circulation seront remplacées par une taxation à l’usage lié au nombre de kilomètres parcourus.
  2. Cette taxe due par lae conducteur·ice et non pas lae propriétaire est modulée en fonction du type de véhicule en circulation sur le territoire de la région.
  3. La taxation kilométrique est modulée en fonction des spécificités du véhicule et de ses heures d’usage (heures de pointe, heures creuses, soirée/we).

A ces montants s’ajoute un montant forfaitaire, en fonction de la puissance du véhicule et prélevé par journée où le véhicule est utilisé. Ce montant serait calculé sur base d’un boîtier individuel, lié à une application. Afin de ne pas pénaliser les conducteur·ices occasionnel·les et d’éviter la fracture numérique, un système de pass journalier est prévu et obtenu moyennant le paiement d’un montant journalier forfaitaire, déterminé par la puissance du véhicule. 

A cela, s’ajoutent quelques exceptions :  

  1. Les véhicules électriques et hybrides ne sont pas exemptés de la taxe mais bénéficieraient d’un régime préférentiel. 
  2. Les véhicules de société sont soumis à la taxe mais, si celle-ci est normalement aux frais du conducteur, le projet permet à l’employeur de se substituer à l’employé afin de prendre à charge une partie de la taxe. 
  3. Les véhicules de secours, de police, de transports publics, certains transports collectifs privés et personnes à mobilité réduite sont exemptés de cette taxe. 

Mais, malgré un effet d’annonce important lors de la présentation de son étude de faisabilité en 2020, le projet Smartmove n’est pas encore à l’ordre du jour vu toutes les  difficultés politiques rencontrées depuis sa présentation, à savoir : 

  1. La complexité institutionnelle du pays qui rend quasi indispensable la conclusion d’un accord de coopération entre les 3 régions. 
  2. Les fractures internes entre partenaires de la majorité : le PS estimant que le projet ne répond actuellement pas à une des condition fixées par l’accord de gouvernement, à savoir l’absence d’impacts sociaux négatifs.

3. Les impacts sociaux de Smartmove : une approche critique

L’objectif des taxes kilométriques ne tirent pas leur origine dans les politiques récentes liées aux urgences climatiques et environnementales. En effet, ces mécanismes fiscaux avaient pour vocation de répondre à deux objectifs : la décongestion des centres urbains afin d’y améliorer leur attractivité, en tant que lieu de vie et de centre de productions économiques et un objectif lié aux ressources financières générées par la taxation de l’usage des véhicules. 

D’ailleurs, l’augmentation de recettes fiscales de la région bruxelloise est un des principaux arguments de la mise en place du projet Smartmove. En effet, selon le ministre bruxellois du budget, Sven Gatz, l’urgence de la mise en place de cette taxe kilométrique tient davantage à la situation budgétaire de la Région, notamment dans le contexte de la finalisation du projet de métro Nord, qu’à des objectifs climatiques. 

La littérature scientifique est assez claire sur le gain environnemental de ces mécanismes. Mais ce gain semble passer de manière inévitable par une augmentation du coût du déplacement en voiture. On estime généralement qu’une augmentation de ce coût de 10% génère une réduction de 8,9% des émissions de polluantes. Il est donc important d’analyser l’impact d’une taxe kilométrique comme Smartmove aussi bien du point de vue de son impact sur les externalités positives en termes climatiques et environnementaux (qui sont indéniables) que de celui de son équité sociale. En effet, cette dernière variable ne découle pas automatiquement d’une taxation de l’usage de la voiture en ville mais dépend fortement des conditions de mise en œuvre de cette taxation. 

Les auteurs de l’étude d’impact de Smartove le reconnaissent eux-mêmes : « La principale conclusion semble être que l’impact socioéconomique de ces prélèvements dépend dans une large mesure de la manière précise dont ils sont introduits et des conditions locales : géographie, répartition des revenus, schémas de mobilité, disponibilité d’alternatives viables, etc. C’est à la fois une bonne et une mauvaise nouvelle. C’est une mauvaise nouvelle, car il n’y a pas de recette toute faite pour mettre en œuvre le meilleur prélèvement kilométrique pour la RBC. C’est une bonne nouvelle, car cela signifie que la région a plus de liberté pour choisir le bon système de prélèvement kilométrique afin d’atteindre ses objectifs en termes de gestion du trafic, de recettes fiscales et d’équité sociale. »

C’est donc le mode opératoire et non la taxation en elle-même qui détermine son niveau d’équité. Mais, la question de l’équité fiscale est vaste. Elle est principalement garantie par la progressivité des prélèvements qui sont calculés en fonction des revenus. La progressivité vise à imposer de manière semblable des contribuables qui ont les mêmes revenus. C’est ce qu’on appelle l’équité verticale. Une taxation kilométrique ne répond pas automatiquement à cette équité verticale puisque sans corrections sociales, des contribuables aux revenus très différents sont taxés exactement de la même manière. Dans le cas de Smartmove, on peut même parler d’une forme d’effet Mathieu dès lors que les usager·es de véhicules électriques sont très largement favorisé·es en comparaison avec celleux de véhicules techniques et que ces usager·es se « recrutent » essentiellement chez les détenteur·ices d’un véhicule de société. Pour donner un chiffre, 81% des voitures électriques en Belgique sont immatriculées comme voiture de société contre 15% pour les véhicules thermiques (Statbel, 2023). 

Éviter un impact social négatif est, comme nous l’avons vu, une des priorités du Gouvernement bruxellois, dans la mise en œuvre d’une taxation kilométrique. La question à se poser est donc la suivante : est-ce que les correctifs sociaux apportés au projet Smartove sont de nature à compenser le caractère intrinsèquement inéquitable d’une taxe kilométrique ? 

La taxe kilométrique est une taxe pigouvienne qui vise à corriger les externalités négatives de la voiture en ville. La critique généralement adressée à ce type de taxes est qu’elles sont « aveugles » du point de vue de la justice et de l’équité sociale. Elles ne visent pas, contrairement à la fiscalité sur les revenus, à corriger directement les inégalités mais plutôt à corriger des inégalités dites « d’usage », postulant que l’usage est, lui-même, lié à la possession et donc à une position socio-économique favorable. Les limites de ce raisonnement sont évidentes. 

4. Impact du modèle de le la taxe kilométrique appliquée à Bruxelles

L’étude Smartmove a calculé l’impact social du modèle de taxe kilométrique appliqué à Bruxelles sur base des postulats suivants : 

  1. Les ménages bruxellois sont socio-économiquement moins favorisés que ceux des deux autres régions. 
  2. La détention d’une voiture individuelle est inférieure dans les ménages bruxellois que dans ceux des autres régions et cette détention est largement corrélée au niveau des revenus. 

Sur base de ces constats, l’étude donne des résultats assez hétérogènes : 

  1. Le passage à une taxation kilométrique affectera négativement le revenu disponible de tous les ménages disposant au moins d’une voiture par rapport à la situation actuelle. 
  2. Cet effet est modulé en fonction des revenus par le fait que les ménages les plus riches disposent de véhicules plus puissants que les ménages les plus pauvres. Mais les effets de redistribution sont répartis puisque cette corrélation n’est pas automatique.
  3. L’étude ne calcule les effets que sur les déplacements domicile-travail et postule que ceux-ci sont remboursés par l’employeur et n’auront donc pas d’impact sur les ménages. Pourtant ces remboursements sont loin d’être aussi systématiques. De plus, l’étude postule que seul·es des travailleur·ices actif·ves utilisent leurs véhicules durant les heures de pointe.
  4. L’étude de l’impact socio-économique ne prend ni en considération l’usage d’un véhicule de société ni les avantages octroyés aux conducteur·ices de véhicules électriques.
  5. Un groupe social pour qui l’impact ne peut qu’être nul voire positif sont les ménages bruxellois qui ne disposent pas de voiture. Ce groupe social est composé majoritairement mais pas exclusivement des ménages les plus pauvres.
  6. Finalement, la principale correction sociale est apportée par l’effet redistributif de recettes de la taxe à des politiques plus « sociales » et, en particulier, au développement des transports en commun.

Force est de constater que l’objectif de la déclaration gouvernementale selon laquelle il n’y aurait pas d’impact social négatif n’est à ce jour pas comblée et ce, à cause de plusieurs éléments :

  1. La neutralité fiscale n’est pas assurée puisque tous les ménages possédant une voiture voient leur revenu disponible diminuer.
  2. Les effets de redistribution des recettes de la taxe sont loin d’être acquis. La taxe servirait essentiellement à prendre en charge des politiques qui sont actuellement financées via les mécanismes actuels de financement des régions qui sont, eux, plus redistributifs.
  3. Les nombreux biais (voitures de société, véhicules électriques, postulat du remboursement intégral des frais de déplacements par les employeurs, etc) contribuent à brouiller un peu plus le modèle.

De plus, les nouvelles formes d’organisation du travail conduisent à d’autres inégalités sociales. En effet, les travailleur·euses à bas revenus sont plus « captif·ives » de l’usage de la voiture que les travailleur·euses à haut revenus qui, depuis la crise du COVID et la généralisation du télétravail, sont moins dépendant·es de l’usage de la voiture, et sont, aussi, les principaux bénéficiaires des voitures de société. Ces dernier·es seraient donc moins impacté·es par la taxe kilométrique alors qu’iels possèdent de plus hauts revenus. 

Dans la configuration bruxelloise, les perdant·es sont donc aisément identifiables : les travailleur·euses à bas et moyens revenus habitant des zones qui sont mal desservies par les transports en commun et qui occupent des fonctions qui ne sont pas télétravaillables. De plus, cet effet est multiplié pour les travailleur·euses qui habitent dans la périphérie directe de la région bruxelloise. 

A ces inégalités s’en ajoutent une autre, à savoir celle liée à la détention de véhicules électriques qui apparaissent ici comme des véhicules climatiquement neutres. Cette « neutralité » est cependant contestable en raison à la fois de l’impact climatique et environnemental de leur production et de leur usage. Voiture-salaire et voiture électrique sont les archétypes du décalage entre justice sociale et justice climatique. La valorisation de moteurs électriques, présenté comme moindre mal indispensable à la réalisation des objectifs de réduction des émissions de carbone, renforce les inégalités de mobilité. 

Néanmoins, la limitation de l’usage de la voiture individuelle est un horizon nécessaire en regard des enjeux climatiques.  Et la taxation kilométrique est, dans ce contexte, un outil de développement des alternatives dont font partie l’extension des transports publics.

Pour répondre à des objectifs « sociaux », cette extension des transports publics doit passer aussi par une modification de leur structure actuelle de tarification. En effet, celle-ci contient des biais sociaux qui nécessitent des corrections. Par exemple, par son approche essentiellement axée sur l’âge des usagers, cette tarification ne couvre pas l’ensemble des situations sociales précaires puisque la seule possibilité de bénéficier d’un tarif réduit est le statut BIM (bénéficier de l’intervention majorée) qui ne couvre pas l’ensemble des personnes à faible revenu et fait, par ailleurs, l’objet d’un important taux de non-recours. 

5. Du bon usage de la transition climatique.

Les politiques de transitions climatiques n’ont pas créé les inégalités de mobilité et en particulier celles liées à la détention d’une voiture, ces dernières sont déjà présentes sous différentes formes  : 

  1. Le coût de la voiture à l’acquisition et l’usage ne tient pas compte des revenus. 
  2. L’effet Mathieu lié à la voiture-salaire et le soutien exorbitant aux véhicules électriques
  3. Une fiscalité automobile actuelle qui n’est pas progressive. 

Dans sa formule actuelle, la taxe Smartmove est susceptible d’amplifier toutes les inégalités sociales qui sont actuellement liées à la détention/usage de la voiture en ville. Une des principales conditions de réussites d’une transition qui soit juste sur le plan climatique et social est un partage « proportionnel » de l’effort de réductions des émissions de carbone.

Recommandations politiques

Pour répondre simultanément à des objectifs de justice climatique et sociale, la réforme de la fiscalité automobile devrait répondre aux conditions suivantes : 

  • Créer les conditions d’une véritable progressivité de la fiscalité automobile qui prenne en considération tant le volume d’’usage de la voiture que les revenus de ceux qui l’utilisent est une condition indispensable à la réforme de cette fiscalité.
  • Développer les formules d’autopartage afin de penser la voiture davantage comme un bien commun (et partageable) que comme un bien privé qui exacerbe les différenciations sociales. Cette « mise en commun » de la voiture permettrait un accès plus égalitaire aux nouvelles générations de véhicules qui, à défaut d’être réellement « propres », ont un impact plus réduit sur la pollution de l’air et les émissions de carbone.
  • Réformer la tarification des transports en commun pour tendre vers une tarification réellement sociale qui prennent en compte l’ensemble des situations de précarité. 

Références

  • BRUNET Carole, RIEUCAU Géraldine, « Mobilités géographiques, emplois et inégalités »Travail et emploi, 2019/4 (n° 160), p. 5-22
  • DE CEUSTER Griet ; MAYERES Inge ; ONS Bart ; HEYNDRICKX Christophe ; TRUYTS, Tom ; et. al. : « SMARTMOVE : ANALYSE D’IMPACT - Effets sur la mobilité et les coûts externes du transport, effets budgétaires et effets socio-économiques. », 2020
  • GUIVARCH Céline, TACONET Nicolas, « Inégalités mondiales et changement climatique »Revue de l'OFCE, 2020/1 (N° 165), p. 35-70
  • Interview RTBF 28 avril 2023
  • LE BOENNEC Rémy, « Externalité de pollution versus économies d'agglomération : le péage urbain, un instrument environnemental adapté ? », Revue d’Économie Régionale & Urbaine, 2014/1 (août), p. 3-31
  • Selon le car cost index publiée par la société de leasing Leaseplan https://www.leaseplan.com/fr-fr/actualites/etude/2022-car-cost-index/
Pour InES: François Perl avec la collaboration d’Odile Devaux