février 2023

Les inégalités ne se concentrent pas sur les seuls écarts entre les hauts et les bas revenus. Cette note met en évidence des inégalités de proximité qui méritent plus d'attention.

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En matière d'inégalités, les analyses et débats se concentrent le plus souvent sur les écarts entre les hauts et bas revenus, par exemple sur la tension entre le salaire d'un dirigeant d'entreprise et les salaires des ouvriers. D'autres inégalités font elles l'objet de moins d'attention : toutes ces différences de traitement induisent que des personnes ou ménages avec des revenus proches disposent en fin de compte de niveaux de vie inégaux, parfois très éloignés. Cela concerne plus souvent les ménages à petits revenus, mais pas exclusivement. Un exemple d'actualité : à 1 euro près, un ménage peut perdre le bénéfice du tarif social pour l'électricité et le gaz ; résultat : son niveau de vie sera inférieur (minimum 200 €/mois en moins) à celui du ménage dont le revenu se trouve en-dessous du seuil. Comme on va le voir, ces inégalités en bas de l'échelle des revenus sont très nombreuses mais souvent ignorées, dans les diagnostics sur la situation sociale et donc par les propositions de réformes en matière de revenus. Les rendre visibles et en faire un objet politique ne peut évidemment conduire à négliger les inégalités plus larges.

Voici une première liste, non exhaustive, de ce que nous appelons les inégalités cachées, celles qui passent la plupart du temps sous les radars médiatique et politique. Et quand elles sont un peu mieux connues, on préfère ne pas en parler : s'indigner sur les écarts salariaux entre les grands patrons et les petits salariés est facile et on pense savoir ce qu'il faut faire ; comprendre ces inégalités cachées et trouver des solutions demande plus d'efforts et peut parfois « déranger ».

Les mécanismes d'indexation

Si la quasi-totalité des salaires sont indexés d'une manière ou d'une autre, les travailleur·euses sont très inégaux en matière de maintien du pouvoir d'achat. Entre les salariés qui sont indexés comme dans le secteur public et ceux qui le sont une fois par an (par exemple dans la Convention paritaire auxiliaire pour employés – 400.000 personnes), l'écart entre les salaires bruts, pour un même salaire en début d'année, montera fin 2022 à 10,4%. Concrètement, pour un salaire brut en janvier 2021 de 3.000 €/mois, l'écart mensuel sera en fin d'année de 312 € !

Certes, les compteurs seront plus ou moins remis à niveau début 2023, mais les salaires perdus ne seront pas récupérés.

Bénéficier d'indexation(s) en cours d'année peut faire en sorte qu'à revenu égal en début d'année, on risque de perdre l'accès à des avantages sociaux (ex : le tarif social) parce que c'est le revenu imposable en cours d'année qui sert de référence. Or, toutes choses égales par ailleurs, celui qui est indexé en cours d'année aura un revenu imposable supérieur à celui qui n'est indexé qu'une fois par an (voir section ci-dessous sur les seuils).

L'action des CPAS

1. La proportion de jeunes aidés par les CPAS qui bénéficient d'un Revenu d'intégration sociale (RIS) étudiant est très variable d'une commune à l'autre (voir tableau ci-après qui porte sur les communes bruxelloises et wallonnes – décembre 2020). Certes il peut y avoir des raisons pour que le pourcentage varie d'une commune à l'autre ; d'autre part certains résultats concernent de toutes petites populations et peuvent donc être circonstanciels. Mais on peut quand même penser que, à conditions plus ou moins égales, un jeune n'a pas la même chance de pouvoir prolonger ou entamer des études et/ou d'en changer et/ou de les étaler en fonction du CPAS dont il dépend.

Proportion de jeunes bénéficiaires du RIS dans le total des jeunes aidés par le CPAS Jeunes de 18-24 ans – Répartition des CPAS bruxellois et wallons 

Comme le montre ce tableau, 118 CPAS bruxellois ou wallons ont un taux de RIS étudiant situé entre 40% et 60%.

2. La non-concertation entre les services sociaux de l'enseignement supérieur et les CPAS conduit à des différences de traitements entre étudiant·es en difficultés.  

3. Même si on possède moins d'évidences statistiques, l'expérience de terrain montre que les réponses des CPAS à des demandes d'ordre médical (nourritures spécifiques, besoins annexes, etc.) sont elles aussi variables d'un CPAS à l'autre. 

4. Les bénéficiaires du dispositif Article 60 ne reçoivent pas le même salaire d'un CPAS à l'autre.

5. Les aides apportées à des malades à faibles revenus (par exemple : aides-familiales, remboursement de certains médicaments...) varient, à situation semblable, très fort d'un CPAS à l'autre.

Le logement social

  1. Le non-accès à un logement social implique, à revenu égal, une importante perte de niveau de vie, qui varie d'environ 300 à 600 € par mois (dépendante de la configuration du ménage) ; cette perte est faiblement compensée à Bruxelles et le sera tout aussi peu en Wallonie.
  2. Le loyer demandé est, à conditions de revenus et situation familiale équivalentes, totalement indépendant de la taille du logement, de sa qualité énergétique, de sa situation, de sa vétusté, des équipements énergétiques, etc. Concrètement : un ménage dans un logement petit, mal situé, vétuste, pas isolé, sans espace extérieur et qui doit apporter ses propres équipements énergétiques (ex : un convecteur) paiera – à revenu égal – exactement le même loyer que celui qui a la chance d'accéder à un logement tout récent, plus grand, mieux situé, bien isolé, avec un petit jardin et où les équipements énergétiques sont modernes et installés (par exemple : le chauffage central).

Les inégalités liées à la localisation géographique

Le tissu associatif et le maillage des services publics sont différents d'une sous-région à l'autre, parfois entre quartiers d'une grande ville, et leur accessibilité pour des personnes en difficultés de toutes natures est parfois difficile. 

  1. D'autant plus qu'on leur fait jouer un rôle croissant, être en capacité, ou pas, de recourir à des services associatifs peut parfois faire la différence ; un colis alimentaire qui coûte 3 € et qui en vaut 15 ou 20 fois plus peut améliorer considérablement le niveau de vie d'un ménage. 
  2. Les services associatifs appliquent des règles et conditions d'accès différentes d'une association à l'autre, d'une commune à l'autre.
  3. Le rapport entre l'offre et la demande de services publics ou de services subsidiés (logements sociaux, crèches...) est variable d'une commune ou sous-région à l'autre ; ex : toutes choses égales par ailleurs, un ménage a plus de chance d'accéder à un logement social dans certaines SLSP du Luxembourg que dans les grandes villes wallonnes.
  4. Des témoignages de terrain donnent à penser que les décisions des SAJ (Services d'aide à la jeunesse), par exemple dans le cadre de leurs collaborations avec les CPAS, sont différentes d'un SAJ à l'autre.
  5. La qualité des écoles est très variable d'un quartier à l'autre, d'une commune à l'autre. 

Les inégalités nées des rationnements

De nombreuses aides ou programmes financés par les pouvoirs publics disposent de moyens financiers insuffisants pour satisfaire toutes les demandes légitimes. Donnons cinq exemples :

  • plusieurs dizaines de milliers de ménages qui sont dans les conditions pour y accéder sont privés de logement social parce qu’il n’y en a pas assez ;
  • toutes les personnes âgées d’une commune n’ont pas l’occasion d’entrer dans une des maisons de repos (MR) ou maisons de repos et de soins (MRS) du CPAS de leur commune (quand cette offre de services existe, ce qui n’est pas le cas dans toutes les communes) ;
  • certaines formations du FOREM sont de facto rationnées ;
  • certains stages ADEPS font face à un surplus de demandes ;
  • certaines aides énergétiques ont des enveloppes fermées.

Ce type de situations (on pourrait donner d’autres exemples encore : l’insuffisance des places dans les crèches ou des quotas d'heures insuffisants pour les aides familiales) peut concerner à la fois les ménages, les entreprises et, à l‘occasion, des pouvoirs publics eux-mêmes (par exemple quand l’État fédéral ou une Région subventionne des programmes à destination des pouvoirs locaux). 

Ces situations sont bien connues mais pas discutées publiquement ou politiquement ni même toujours bien comprises. Elles posent pourtant des questions d’équité et, donc, questionnent les critères d’allocation de moyens budgétaires limités. Elles posent aussi la question de la place réelle, dans nos démocraties, des personnes plus fragiles (sur base de critères socio-économiques ou autres), voire de facto exclues ou marginalisées. 

Le rationnement se manifeste quand, tout simplement, les demandes épuisent le budget disponible ou saturent les dispositifs, en laissant des gens de côté, pour des périodes plus ou moins longues. Ces situations sont certes plus ou moins (in)acceptables et durent plus ou moins longtemps ; mais elles partagent un point commun : on préfère ne pas trop s'interroger sur ce qui se passe dans la boîte noire. 

L'accès à tous les stages pour enfants en période de congés est un beau cas d'école. Des stages sont plus recherchés que d'autre et beaucoup sont de facto rationnés. On peut supposer que des parents culturellement plus armés ont plus de chances que d'autres d'y faire accéder leurs rejetons. Il n'y a en général même pas de garde-fous : on pourrait par exemple imaginer qu'un enfant ne puisse pas, deux années de suite, accéder au même stage convoité ; non, c'est plus facile de laisser tout cela dans l'ombre (on voit bien ce qu'il en coûte quand on veut essayer d'objectiver le choix de l'école secondaire).

Des seuils problématiques

De plus en plus de dispositifs sociaux sont activés sur la base de seuils de revenus, induisant donc ce qu'on appelle des effets de seuil. Quand franchir un seuil de revenus conduit à devoir payer 50 centimes en plus pour le ticket d'entrée de la piscine, ce n'est pas un drame. Mais quand 1 € de revenu annuel en plus vous fait perdre le bénéfice du statut BIM, ce qui, aujourd'hui, conduit à payer jusqu'à 300 € en plus par mois pour votre énergie et à payer plus pour votre santé, il y a un problème d'équité en termes de niveau de vie.

Dans certains cas, quitter le statut de bénéficiaire du RIS peut amener à la perte de « petits » avantages (abonnement gratuit STIB à Bruxelles, sacs-poubelles gratuits, etc.) qui, additionnés, peuvent représenter quelques dizaines d'euros. 

On notera d'une manière générale que les seuils, les revenus pris en compte, les modalités pour moduler le seuil en fonction des personnes/enfants à charge diffèrent parfois fortement d'un dispositif à l'autre.

En juin 2020, le gouvernement a décidé d'octroyer une aide mensuelle de 50 € à diverses catégories d'allocataires sociaux, dont bien sûr les bénéficiaires du RIS. Cette mesure, à cause de ses modalités, a créé de nombreuses inégalités ; par exemple, un bénéficiaire de l'allocation d'insertion n'avait pas droit à ces 50 € par mois alors qu'en septembre 2021, il gagnait exactement 17 centimes en plus par mois qu'un bénéficiaire du RIS. 

Il semble que petit à petit les dispositifs d'aide se baseront sur les revenus plutôt que sur le statut (y compris celui de plus de 65 ans). Mais les statuts n'ont pas quitté la scène : l'accès au dispositif Article 27 (culture) est encore lié au statut, non au revenu ; les pensionnés ont droit à des avantages indépendamment de leurs revenus, un ménage accueillant un enfant porteur de handicap a droit au tarif social quel que soit son revenu, etc.  

Les inégalités liées à la législation sociale et à sa (non)articulation avec l'IPP

En fonction des régimes et/ou statuts, un même € de cotisations ne génère pas la même pension. La différence de pension entre deux fonctionnaires qui ont eu la même carrière est énorme suivant que la personne a été statutarisée ou pas. 

Une infirmière nommée et écartée aura droit à 100% de son salaire pendant un an, une infirmière non nommée aura droit à 60% de son salaire pendant 11 mois et seulement durant un mois à 100%.

Chaque législation sociale a sa propre définition de chef de ménage et des limites de revenus pour y accéder, ce qui fait que le revenu final du ménage peut varier, pour un même niveau de revenus, d'une législation à l'autre. Illustration (montants octobre 2022) :

La prise en charge d'un adulte pour un revenu identique en fonction de la nature du revenu 

Autre illustration (montants octobre 2022). Les revenus autorisés pour bénéficier d'un taux ménage pour les allocations sociales ou d'une réduction du précompte professionnel pour personne à charge pour les salariés divergent d'une législation à l'autre, créant des inégalités entre diverses configurations de ménages. Exemple concret : un chômeur (mois 13 et 14) isolé atteignant le maximum, soit 1.440,92 €/mois, pourra, s'il « prend » à sa charge un adulte, bénéficier d'un taux ménage de 1.608,80 €/mois, soit un complément de 167,88 €/mois, même si cet adulte a un revenu professionnel égal ou inférieur à 862,60 € bruts/mois tandis qu'un salarié gagnant pour un 3/4 temps 1.500,00 € bruts/mois, ce qui donne un revenu net semblable, obtiendra lui un avantage fiscal de 18,48 €/mois seulement et à condition que le revenu professionnel net de l'adulte pris en charge ne dépasse pas 240,00 € nets/mois. 

Compliqué comme passage ? C'est une partie du problème !      

Il est difficile d'expliquer, autre inégalité, qu'une maman seule avec un grand adolescent et qui bénéficie du revenu d'intégration aura un revenu de 240,07 €/mois supérieur à celui de deux jeunes co-habitant·es RIS (1.757,98 €/mois versus 1.517,28 €/mois) (calculs octobre 2022). 

La prise en compte des enfants n'est pas équitable ; voici le tableau qui résume les inégalités en matière de prise en charge des enfants (situation wallonne pour 2 enfants – août 2021). Les enfants des ménages pauvres sont moins bien aidés que ceux ayant des revenus intermédiaires.

La prise en compte de la charge de 2 jeunes enfants (nés après 2000) – situation en Wallonie

Une partie des inégalités, en tout cas les incohérences nées de la législation sociale, découle du total arbitraire en matière d'unités de consommation (voir tableau ci-après).

Échelle d'équivalence (1 adulte versus 2 adultes) implicite de la protection sociale belge – illustrations

* * *

Est-ce grave docteur ? Oui !

Parce que les problèmes soulevés concernent des secteurs essentiels : logement, énergie, santé, études supérieures activités culturelles et extra-scolaires.

Parce que les écarts de niveau de vie peuvent être très importants. On peut penser que dans certains cas, les écarts sont « acceptables » ; oui, certes, mais on peut aussi penser que beaucoup de pauvres cumulent les « petits » écarts.

On peut aussi penser que c'est acceptable parce que cela ne concernerait que peu de personnes. C'était l'argument favori des cabinets socialistes et écologistes à propos des discriminations nées de l'octroi des 50 € à certaines catégories sociales. 

Un des problèmes c'est qu'il est difficile de mesurer – dans le monde réel – le nombre de personnes concernées, la durée d'une situation d'inégalité et l'importance financière des discriminations ; il n'y a de toute manière aucun projet, moins encore de volonté, pour y arriver.

Mais est-ce un argument suffisant pour détourner la tête ?

On peut aussi penser qu'à vouloir l'idéal, on provoque des retours de flamme. C'est toujours possible.

Mais il faut aujourd'hui accepter que la complexité de la législation sociale, sa diversification d'un secteur à l'autre et l'accumulation permanente de dispositifs lancés sans ligne directrice ni volonté de cohérence, génèrent maintenant structurellement des inégalités. Illustration d'actualité : qui oserait affirmer que les utilisateur·rices de diverses énergies (par exemple, pour se chauffer, le gaz ou le mazout) sont traité·es, toutes autres choses égales par ailleurs, de manière équitable ? Ce n'est évidemment pas le cas.

Résoudre cette question ne sera pas facile : parce que les décideur·ses, même de gauche, ont perdu pied dans le maquis législatif et administratif, parce qu'on met le politique devant ses responsabilités, parce que chaque décideur·se souhaite mettre une plume à son chapeau en ajoutant un dispositif, parce qu'on s'attaque à la sacro-sainte autonomie locale, parce qu'on doit sortir de son silo, parce qu'on n'a pas envie de (re)lancer certains débats, parce qu'il y a d'autres priorités, etc. 

Recommandations politiques

  • Encadrer l'action locale des CPAS par des circulaires d'orientations afin de se rapprocher, pour des personnes/ménages dans des situations semblables, autant que possible, d'une égalité de traitement d'une commune à l'autre
  • Tenir compte du niveau de vie du ménage, et pas de ses seuls revenus, pour fixer l'accès à diverses aides sociales 
  • Compenser les ménages qui ont droit à un logement social mais qui n'y ont pas accès par manque de logements disponibles
  • Harmoniser les règles pour la prise en compte de personnes (adultes et enfants) à charge
  • Harmoniser les mécanismes d'indexation des salaires et les faire coller à l'indexation des allocations sociales et autres paramètres de la redistribution des revenus (barèmes fiscaux, seuils, etc.)
  • Débattre des règles d'accès quand des programmes publics sont de facto rationnés
  • Transformer les réductions d'impôt en crédits d'impôts intégralement et immédiatement remboursables
  • Intégrer diverses aides dans la progressivité de l'IPP pour éviter des effets de seuil

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Pour InES : Philippe Defeyt