décembre 2023

Cette note se penche sur les constats accumulés de nombreux travaux quant aux retombées socio-psychologiques de l’existence et de l’augmentation des inégalités économiques

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Sans réelle surprise, les crises de ces dernières années, qu’il s’agisse de la pandémie de la COVID ou de la guerre en Ukraine et de ses répercussions sur le prix de l’énergie, ont eu des retombées majeures sur les réalités socio-économiques. Dans ce contexte, une thématique qui aura surgi dans les débats de façon très aigue est celle des inégalités et de leur accroissement. Des analyses de tous bords ont surgi quant aux causes possibles mais aussi à propos de leurs conséquences. La présente note se penche sur les constats accumulés dans un nombre grandissant de travaux quant aux retombées socio-psychologiques de l’existence et plus encore de l’augmentation des inégalités économiques (Peters & Jetten, 2023).

L’approche du déficit

De longue date, des analyses psychologiques se sont intéressées aux facteurs qui font le terreau de la pauvreté. Une des idées maitresses qui a longtemps sous-tendu les efforts en la matière a longtemps été que, le plus souvent, les personnes se retrouvent en condition de précarité économique parce qu’elles posent un ensemble de comportements inadaptés voire problématiques. C’est une vision court-termiste et myopique qui serait à l’origine du problème. Ainsi, parce que certains individus ne peuvent anticiper les difficultés de remboursement d’un prêt ou parce qu’ils sont sous l’emprise émotionnelle d’un achat compulsif, l’acquisition d’un bien de consommation finit par grever le budget familial. Cette approche dispositionnelle consacre un caractère chronique et difficilement modifiable des caractéristiques des personnes. Des défaillances profondément ancrées dans le fonctionnement des individus, que ce soit au plan strictement intellectuel ou au niveau de leur capacité à réguler leurs émotions, sont en cause.

Même si des lacunes individuelles peuvent être pour une part responsable de dérapages décisionnels, de très nombreuses recherches incitent à considérer une relation causale allant même dans le sens inverse. Ce seraient les difficultés matérielles, et plus encore les inégalités sur le plan économique, qui exerceraient un impact aussi puissant que pernicieux sur une large gamme de réactions. C’est la précarité mais surtout la distribution inégale des richesses qui joue un rôle majeur sur l’individu ainsi que sur les relations individuelles et sociales (Payne, 2018).

La perception d’inégalité économique

On l’imagine sans peine, qu’un pays soit plus ou moins prospère a des répercussions dans une vaste gamme de domaines. Ainsi, la qualité des soins de santé n’est pas identique dans les pays industrialisés et dans la plupart des pays du continent africain. La mise en place d’un système éducatif performant n’est pas aisée, voire hors de portée, dans les pays dont le PIB est très faible. Mais comme l’ont montré certaines analyses (Wilkinson & Pickett, 2009), si l’on veut bien se focaliser sur les seuls pays avec les revenus par habitant·e les plus élevés, dont font partie la plupart des pays européens comme la Belgique, on peine à mettre au jour une relation forte entre richesse et une série d’indicateurs de « bon fonctionnement social » comme le taux de criminalité, l’éducation, l’égalité entre les femmes et les hommes (Figure 1).

En revanche, le niveau d’inégalité au sein de ces pays rend bien mieux compte de la hiérarchie observée sur ces mêmes indicateurs (Figure 2). Autrement dit, une plus grande différence de richesse entre la frange la plus riche de la population et la frange la plus modeste va de pair avec de moins bons résultats sur un large spectre de critères comme la santé physique et mentale, la criminalité au sens large, etc. Comment expliquer ce phénomène ? La psychologie sociale montre que la précarité financière et surtout les inégalités économiques affectent les personnes à court, moyen et long terme, tant pour ce qui est du fonctionnement psychologique individuel que dans les relations sociales au sens large.

Un premier faisceau d’évidences repose sur l’impact au long cours des différentes réalités, objectives (les ressources matérielles, le niveau d’instruction, les professions, etc., voir aussi Bourdieu, 2002) et subjectives (la place que les gens ont le sentiment d’occuper dans la hiérarchie sociale) auxquelles sont confrontées les personnes (Kraus et al., 2012). Selon cette approche qualifiée de socio-cognitive, la « classe sociale » est bien plus qu’une catégorie d’appartenance. Les individus dont les revenus sont modestes d’une part et ceux qui jouissent d’une aisance financière d’autre part n’évoluent tout simplement pas dans les mêmes univers. Ces expériences de vie engrangées au fil de l’existence conduisent au développement de systèmes de connaissances, de réactions émotionnelles et de tendances à l’action qui façonnent ce que les individus peuvent penser, sentir et faire de manière plus générale, et donc aussi dans le cadre de leurs relations avec autrui.

Du point de vue des membres des classes défavorisées, la priorité est ainsi accordée au contexte. En effet, en raison de leurs ressources limitées et de la perception qu'elles ont d'occuper une position sociale inférieure, les personnes situées au bas de l'échelle sociale font face à des pressions extérieures accrues. La nécessité de vivre dans des quartiers peu sûrs, la menace de perdre leur emploi, ainsi que des obstacles financiers qui entravent leur progression scolaire sont autant de circonstances qui diminuent leur marge de manœuvre. Les ressources limitées, les incertitudes et le manque de prévisibilité deviennent donc une partie intégrante de la vie des personnes défavorisées, les amenant à ressentir que leurs actions sont constamment influencées par des forces largement hors de leur contrôle. Ces individus finissent par développer une posture davantage contextualiste, à savoir un système de croyances qui met en exergue les contraintes liées à leur situation et les facteurs échappant à leur maîtrise.

En revanche, les individus issus des classes sociales privilégiées évoluent dans des contextes de vie qui mettent à l’honneur un individualisme affirmé. Dans des environnements caractérisés par une certaine abondance de ressources et une perception d'un statut social plus élevé, les membres des classes supérieures ont la liberté de poursuivre leurs propres objectifs. Le terme « solipsisme » renvoie à une doctrine philosophique qui soutient que la réalité la plus prégnante du point de vue d'un individu est sa propre personne. Ainsi, les individus les plus favorisés semblent, d'une certaine manière, privilégier leur bien-être personnel et la satisfaction de leurs aspirations.

Ce que signalent les inégalités économiques

De son côté, une approche socio-écologique insiste sur la façon dont les membres d’une communauté, qu’il s’agisse d’un quartier, d’une commune, d’une région ou d’un état, se représentent le monde qui les entoure sur base des informations à leur disposition. Selon les caractéristiques perçues dans l’environnement, certaines lectures prévaudront plutôt que d’autres. En effet, les gens catégorisent le monde, organisent la réalité, décodent les conduites, infèrent les normes comportementales dominantes, et s’évertuent à cerner les leviers qui maximiseront leurs chances de fonctionner correctement au plan matériel et social. Et on s’en doute, être confronté·e à un univers où les inégalités sont très ou, au contraire, peu marquées pointera vers certaines normes de fonctionnement.

A cet égard, il convient de distinguer la réalité économique à laquelle fait effectivement face une personne et la façon dont cette personne perçoit les choses. Il se peut que des inégalités financières majeures existent au sein d’une population donnée mais que la plupart des gens n’en prennent pas toujours la mesure. C’est bien plus la perception d’inégalité économique que la réalité qui enclenche des dynamiques socio-psychologiques. En effet, comme tous les primates, et à l’instar de bien d’autres animaux, les êtres humains sont équipés pour repérer les indices de statut et de pouvoir, indices que les individus en position privilégiée sont d’ailleurs motivés à mettre en évidence, que ce soit par des comportements non-verbaux, par le discours, par l’apparence ou par une panoplie d’objets culturellement chargés (Kraus & Keltner, 2009). Pourquoi une telle obsession pour les messages qu’envoie autrui ? Parce que nous, les êtres humains, ne pouvons pas nous empêcher de nous comparer les uns aux autres. Pour déterminer ce que nous valons, c’est-à-dire pour savoir si nos émotions sont adéquates, pour nous assurer que ce que nous pensons est raisonnable ou délirant, ou si nos actions sont en phase avec la situation, bref pour avoir une idée de là où nous nous situons par rapport aux autres… Et comme le contexte dans lequel nous évoluons joue un rôle déterminant pour orienter la réponse à ce genre de questions, on imagine aisément les effets délétères d’un accroissement des inégalités, tout au moins sur une partie importante de la population.

En effet, plus les gens ont le sentiment que le fossé est important entre certains qui gagnent beaucoup (p.ex., les 5% les mieux rémunérés) et d’autres qui gagnent moins (p.ex., les 5% les moins bien payés), par exemple au sein d’une entreprise (Tanjitpiyanond et al., 2023), plus ils recourent à la dimension économique, et à la kyrielle de stéréotypes qui les accompagnent en matière de compétence et de motivation, pour rendre compte de la réalité qui les entoure. A mesure que les inégalités augmentent, les intérêts de l’échappée de tête et ceux du gros du peloton apparaissent de moins en moins conciliables. En d’autres termes, dans un monde davantage inégalitaire, la recherche du statut, du pouvoir, et des ressources s’impose d’autant plus comme grille d’interprétation pour orienter les rapports sociaux. Au détriment d’autres normes comme la solidarité, la bienveillance, la coopération (Sanchez-Rodriguez et al., 2023).

La visibilité des inégalités

L’inégalité économique est d’autant plus délétère qu’on en prend bien la mesure. Autrement dit, rien de tel que de rendre les choses visibles. On repère aisément la promotion matérielle de certain·es résident·es dans son voisinage alors qu’il est plus ardu d’apprécier les changements dans les écarts de richesse au macro-économique. Et un changement de niveau de vie soudain pour une famille du quartier entraine invariablement des insatisfactions tout autour, par simple effet de comparaison sociale. Aux Pays-Bas, une loterie dite postale capitalise sur la jalousie des voisin·es pour multiplier les ventes de tickets. En effet, le ticket vaut 6 € mais le tirage se fait sur base des codes postaux qui, outre-Moerdijk, sont attribués par quartier. Tous·tes les heureux·ses détenteur·rices d’un ticket dans le quartier gagnant reçoivent 10 000 €. Et l’un des tickets donne même lieu à une BMW neuve, un lot particulièrement visible. Des études ont comparé les habitant·es non gagnant·es qui résident dans les quartiers gagnants et les habitant·es des quartiers non-gagnant·es. Les premier·ères dépensent comparativement plus d’argent, se mettant en difficultés financières et provoquant même des faillites (p.ex., Kuhn et al., 2011). La subtilité, et même le caractère pernicieux, de cette loterie est donc d’opter pour des gains appréciables mais avant tout directement repérables chez un grand nombre de personnes. Cela a le don de frustrer, et d’inciter à l’achat d’un ticket, les gens tout autour. Après tout, le·la gagnant·e de l’Euromillions reste très abstrait·e, alors que le·la voisin·e bénéficiaire d’une nouvelle voiture pavane sous nos yeux. Ces observations sur le terrain sont corroborées par nombre d’études expérimentales qui montrent que l’augmentation de l’inégalité engendre une plus grande prise de risque (Payne et al., 2017) et, dans le même ordre d’idées, une quête plus prononcée de divertissement et de plaisir avec leurs corollaires en matière d’assuétudes et de criminalité (drogues, agressions, etc.) (Goya-Tocchetto & Payne, 2022).

Tout le monde perd quand quelques-un·es gagnent

Ces conséquences délétères liées aux inégalités et à leur augmentation touchent-elles de la même façon l’ensemble de la population ? A certains égards, oui ! La cohésion sociale est mise à mal et cela entraine des coûts sociétaux qui valent pour tout le monde (Wang et al., 2023). Ainsi, face à une perception d’inégalités fortes, les citoyen·nes estiment que la vie en société ne fonctionne plus de manière satisfaisante, que les lois et les décisions politiques nécessaires tardent ou restent sans effet, que les standards moraux sont mis à mal, etc. On parle de sentiment d’anomie. Et l’anomie engendre des attentes particulières, notamment celle d’un pouvoir fort, d’un leader providentiel. On le voit bien, le populisme et la tyrannie sont en embuscade (Sprong et al., 2019). Des données récoltées sur un échantillon représentatif de Wallon·nes montrent, dans le même esprit, que le sentiment d’anomie prédit la perte de confiance politique dont font preuve les Wallon·nes les plus défavorisé·es (Bornand & Klein, 2022). Même des dispositions visant à sécuriser le pouvoir d’achat face à l’inflation, comme le système d’indexation pratiqué dans notre pays, peut amplifier le sentiment d’anomie s’il induit la conclusion que les ajustements salariaux sont par trop inégaux aux différents niveaux de revenus (Yzerbyt, 2023).

L’insatisfaction face aux injustices, l’anxiété face à la perte de statut, le sentiment de privation sont autant de ressentis qui s’insinuent dans une large frange de la population et détériorent la santé mentale.

Le fait que, malgré ces effets délétères de l’inégalité, certain·es puissent tirer leur épingle du jeu alimente la poursuite de la compétition (Sommet & Elliott, 2023). En effet, l’ethos de compétition qui prévaut dans les sociétés inégalitaires promeut la recherche de statut. Pour les individus qui possèdent les ressources requises, différentes opportunités se font jour. Leur confort psychologique s’en trouve renforcé et un effet d’amplification se met en place par lequel les convictions des gagnant·es de la course se renforcent (Guimond et al, 2003), autant de mécanismes qui mettent à mal la possibilité d’un consensus sur l’existence d’un problème et augmentent la polarisation. Les croyances méritocratiques viennent renforcer la conviction que les gens ont ce qu’ils méritent (Jost et al., 2003). Les plus privilégié·es ont tendance à considérer les inégalités comme davantage légitimes alors qu’on observe une réaction inverse chez les plus démuni·es, qui y voient une menace (Roex et al., 2018 ; Yzerbyt et al., 2022). En somme, l’affirmation de l’égalité des chances vient détricoter la solidarité indispensable à la recherche d’une égalité des ressources.

En conclusion, cette note met en évidence différents effets psychologiques de variables étudiées traditionnellement en sociologie (la classe sociale) ou/et en économie (l’inégalité de revenu). De façon générale, ces effets se traduisent par des réactions comportementales défavorables à la solidarité. En d’autres termes, on se trouve face à un véritable cercle vicieux, au sein duquel, la dynamique socio-psychologique induite par les inégalités économiques et leur accroissement joue un rôle central.     


Références

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Pour InES : Vincent Yzerbyt et Olivier Klein