septembre 2023

Le social traverse toutes les dimensions de la santé et du bien-être des individus et des populations. Cette note se focalise sur les modèles explicatifs.

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De tous temps et en tous lieux, les médecins et les soignant·es ont eu le souci de répondre aux demandes d’aide et de soins qui leur étaient adressées, en particulier par ceux·celles qui en avaient le plus besoin. A cette inclinaison individuelle, se sont mêlés des éléments religieux, éthiques et moraux, déontologiques, professionnels, philosophiques et politiques, et aussi économiques, qui poussent à concevoir la santé aussi dans un cadre sociétal et collectif. Tous ces éléments participent d’une approche dite sociale de la médecine, qui s’intéresse aussi aux dimensions publiques de la santé dans le cadre de ce qui a été défini comme la santé publique.

La santé publique peut être considérée comme un champ d’action collectif, qui concerne les soins et la médecine, mais également de nombreux autres domaines. On aurait donc tort de considérer la médecine sociale comme une médecine à part, une médecine pour les pauvres, une médecine de second rang, voire une pauvre médecine. Il s’agit plutôt de voir la médecine en relation avec la société, au travers mais au-delà des seul·es malades. Les professionnel·les que sont les médecins ont d’ailleurs par nature une identité, une compétence et une responsabilité socialesi,1 2. C’est dans ces perspectives que se sont inscrites en Belgique, dès le départ et jusqu’à ce jour, les maisons médicales et de nombreuses structures d’aide et de soins du secteur social-santé ambulatoire.

Les déterminants de la santé

La constatation que les plus démuni·es étaient aussi les plus malades de la société a abouti trop rapidement et pendant trop longtemps à un jugement de valeur sur leur responsabilité individuelle : les modes de vie et les comportements inadéquats (alcoolisme, mauvaise alimentation, manque d’hygiène, sexualité, violences, etc.) causeraient de nombreuses maladies (telle la tuberculose, la syphilis, la démence, etc.) menant l’approche sociale de la médecine à préconiser un ensemble de règles pour une vie « hygiénique ». Ce modèle de pensée continue à habiter notre inconscient collectif et certains de nos mythes sociétaux. Mais, de plus en plus, est apparue la prégnance puis a été démontrée l’importance primordiale des déterminants qualifiés d’indirects ou de macro- (de grande échelle), qui influent à long terme et globalement sur l’état de santé des populations mais aussi des personnes qui les composent, prises individuellement.

Le type d’alimentation des personnes en est un exemple éclairant. La manière de manger peut être simplement considérée comme un choix personnel, témoin des préférences et des goûts de chacun·e. Ce ne serait donc pas un sujet politique mais culturel et individuel. Et pourtant, l’alimentation apparaît clairement relever du contexte global, familial, économique et social, du temps et du lieu propres à la personne qui mange. Faire le choix d’une alimentation saine dépend donc avant tout des conditions de vie de la personne et non pas de sa volonté. L’accent mis sur l’échelon individuel a tendance à voiler l’importance des rapports sociaux, des conditions d’existence et du contexte général. Il en va de même pour tous les comportements (tels le tabagisme, l’alcoolisme, la pratique du sport, la prévention, etc.). Les conséquences en matière de santé publique sont majeures : en Belgique, par exemple, la moitié de la population est en surpoids, 16% est obèse3, ce qui contribue de manière importante à l’état de santé global puisque 11% des décès en 2021 sont directement liés à la nutrition, ou plutôt à la malnutrition4, et les chiffres sont d’autant plus élevés qu’ils concernent les plus défavorisé·es. 

Plusieurs études ont quantifié la proportion relative du poids des catégories de déterminants et les résultats arrivent de manière convergente au même ordre de grandeur5 6 7: 15-20% pour les déterminants médicaux, 80-85% pour les déterminants sociaux (structurels). Il apparaît donc intuitivement qu’un bon système de soins, accessible à toutes et tous, est nécessaire pour prendre en charge et traiter les malades et leurs maladies. Et pourtant, ce sont des facteurs plus macro- (politiques, économiques, éducationnels, liés au milieu du travail) qui conditionnent l’état de santé global de la population.

Les inégalités sociales de santé

Une association statistique significative est en effet bien démontrée entre toute une série d’indicateurs sociaux (niveau d’étude, revenus, statut de chômage, d’invalidité ou de handicap, locataire ou propriétaire, monoparentalité, territoire, …) et une autre de nature sanitaire (espérance de vie absolue et en bonne santé, mortalité périnatale, globale ou spécifique, lieu de décès, prévalence et évolution de la maladie mentale, poids de naissance8, index carieux, couvertures préventives, …), et la relation causale va clairement du social vers la santé. Les répercussions du statut socio-économique sur l’état de santé sont très progressives, par tout petits paliers, et se manifestent comme un facteur de risque indépendant selon un gradient continu définissant le concept d’inégalités sociales de santé9 10 11 12.

La mutualité Solidaris13 de même que l’ASBL FIAN ii ont bien mis en évidence que, même s’il est bien question d’un contexte socio-économique, il ne s’agit pas que d’une problématique financière et matérielle, mais que l’accessibilité pratique, informative, sociale et culturelle joue également un rôle fondamental14. Le gradient social est en fait constaté dans quasiment tous les domaines touchant à la santé, mis en évidence, notamment au travers de la série des indicateurs sanitaires précédemment cités comme l’espérance de vie (gradient différentiel entre les groupes les plus favorisés et les plus défavorisés de 8,9 ans pour les hommes et de 6,0 pour les femmes en 2019, augmenté à 9,3 pour les hommes et 6,3 pour les femmes en 2020, parallèlement à une diminution de l’espérance de vie, en partie due à l’épidémie de Covid-19)14. Les chiffres relatifs à l’espérance de vie sans incapacité (EVSI) sont encore plus impressionnants : gradient en 2011 de 10,5 années à l’âge de 25 ans, de 6,7 à 50 ans, de 2,5 à 65 ans pour les hommes, de 13,4, 7,7 et 4,6 années aux mêmes âges pour les femmes). Et le lieu de décès, un des éléments caractérisant la qualité de (la fin de) vie, montre les mêmes différences en fonction du statut socio-économique. Alors que la plupart d’entre nous désireraient faire leur grand départ dans leur propre maison, entouré·e des sien·nes15, la fréquence de décès en institution de soins (hôpitaux, MRS et maisons de repos) est d’autant plus importante que l’on descend dans les classes sociales.

Les mêmes tendances reliant le statut socio-économique à l’état de santé s’expriment à tous les niveaux d’échelle géographique : de la plus petite à la plus grande. Au niveau mondial, une corrélation est également mise en évidence entre le PIB des pays et une série d’indicateurs de santé tels l’accès à l’eau potable, l’espérance de vie, la prévalence du SIDA, de la tuberculose, etc.

De l’absolu au relatif

Les statistiques présentées jusqu’ici sont exprimées en chiffres absolus (par ex. le PIB) et concrétisent un premier modèle des chaînes causales explicatives de l’état de santé des individus et des populations. Un pas supplémentaire a été franchi en mettant en évidence l’importance première du facteur de l’inégalité qui constitue en soi le facteur prédictif majeur. Cette vision scientifique permet de transcender les conceptions naïves ou moralistes de l’inégalité associée seulement à la perception d’une injustice à corriger en fonction de valeurs humanistes positives. Ce paradigme moraliste, pour généreux qu’il soit, nécessite d’être dépassé au niveau de la santé publique parce que, simplement, l’inégalité a des effets néfastes sur la santé de toutes et tous, hommes et femmes, pauvres et riches, … au-delà de toutes les stratifications sociales16 17.

Si, à l’intérieur des pays, l’impact des différences de revenus est en effet très net (chaque échelon plus bas dans l’échelle sociale réduit par exemple d’autant l’espérance de vie), l’évidence est bien moindre entre les pays, pas seulement pour les indicateurs purement sanitaires, mais pour toute une série de proxy iii témoins du bien-être en général18 : la littératie en santé, la mortalité infantile, le taux d’homicides, d’emprisonnement, de grossesses précoces, d’obésité, de maladies mentales en y incluant les addictions, la confiance dans la société, la mobilité sociale, etc. L’explication de ce paradoxe tient au fait que le facteur significatif est le revenu relatif : ce qui compte à l’intérieur des sociétés, c’est l’importance des différences des niveaux sociaux. En effet, si les différents pays sont comparés entre eux en fonction de leur degré d’inégalité (estimé par ex. au travers d’un indicateur tel le coefficient de Gini iv), la corrélation avec cette variable prédictive devient alors parfaite pour les différentes variables prédites citées, ce qui renforce la relation causale.

Ce qui ressort également de l’analyse des chiffres qui ont amené à considérer le facteur inégalité comme prépondérant, c’est que celle-ci nuit à tous les membres d’une communauté, et pas seulement aux moins nanti·es d’entre eux·elles, probablement parce qu’une société inégalitaire génère plus de stress, plus de violence dans les rapports sociaux entre tous·toutes19. Les conséquences en sont très politiques, montrant bien la nature plurielle de la médecine sociale et de la santé publique :

  • l’enrichissement d’un pays s’accompagne d’une détérioration de sa situation sanitaire et sociale si seuls les riches deviennent plus riches ;
  • à revenu moyen comparable, une population marquée par les inégalités souffre nettement plus qu’une population plus égalitaire et son état de santé global est moins bon ;
  • les inégalités n’affectent pas que les pauvres ; même la santé des plus aisé·es est moins bonne dans une société inégalitaire, notamment en matière de santé mentale.

Enfin, en matière d’inégalités, des variations territoriales dans les services de santé ont été documentées dans un large éventail de domaines, tels l'accès, les normes ou la qualité des soins, la consommation des médicaments, la chirurgie, la prestation et l’organisation des services, la qualité des diagnostics, les tests utilisés en médecine générale, l’imagerie médicale, la qualité des références et des traitements, ainsi que leurs résultats. Et il semble bien, qu’au-delà des facteurs épidémiologiques, démographiques, sociologiques, et logistiques (allocation des ressources) bien connus, l’élément territorial en tant que tel est également un facteur déterminant indépendant20. Il se manifeste par le fait que différentes régions peuvent montrer des variations importantes dans la quantité (sur- et sous-utilisation) et la qualité des actes et des procédures de soins, tous autres éléments égaux par ailleurs.

Des inégalités aux vulnérabilisations

Les facteurs socio-économiques apparaissent donc très clairement comme des déterminants importants, les plus importants même, comme des éléments prédictifs de l’état de santé des individus pris un par un et des communautés prises collectivement. Ils constituent des facteurs de risque, innés ou acquis, susceptibles de faire entrer, sortir ou rester dans une situation de vulnérabilité, résultat d’un processus de vulnérabilisation v. Celui-ci conduit à tout moment à un état ponctuel, dépendant de trois éléments combinés : la condition initiale ou sous-jacente, l’exposition à un risque individuel ou collectif ou à un choc susceptible d’affecter la santé et le bien-être, la capacité à gérer ces risques et leurs conséquences21.

Plusieurs études ont évalué les actions et programmes d’intervention menés par les milieux associatifs humanitaires en fonction du paramètre vulnérabilité22 23. Elles ont permis d’affiner certaines des grandes catégories génériques, au travers de sous-catégories telles que l’enfance (surtout la toute petite enfance et les jeunes en situation de marginalisation), le genre féminin (surtout les femmes enceintes et les familles monoparentales), la vieillesse (surtout le grand âge), les maladies chroniques (dont toutes les addictions), l’immunodépression, la pauvreté (surtout la grande précarité), la malnutrition, le sans-abrisme, la migration et l’exil, le statut illégal (des sans-papiers par ex.), le travail du sexe, etc. Apparaît alors une nouvelle sous-catégorie de population (hyper-)vulnérabilisée : les invisibilisé·es. Ces dernier·ères ont fait l’objet d’une étude concernant les effets sociaux de la crise sanitaire du Covid-19 et de sa gestion politique dans la Région de Bruxelles24. Ce sont elles et eux, encore plus que les autres, qui ont subi de plein fouet les conséquences de l’épidémie en raison du cumul de nombreux les facteurs de risque souvent associés. S’en est ensuivie une aggravation supplémentaire de leur statut vulnérable (choc supplémentaire de la crise, vulnérabilisation additive, résilience amoindrie, et aggravation des inégalités sociales de santé).

Intersectionnalité et « One Health »

Souvent donc plusieurs facteurs de risque coexistent, interagissant les uns les autres dans une construction dialectique plutôt que s’additionnant. On parle alors d’intersectionnalité. L’intersectionnalité est une approche sociologique et politique se référant à la situation de personnes subissant simultanément plusieurs formes de stratification, de domination ou de discrimination dans une société :  le racisme, le sexisme, le classisme, le validisme, l'homophobie, la transphobie, et d'autres.

L’intersectionnalité remplit la boîte noire du modèle des déterminants sociaux de la santé et du bien-être. En effet, plus que de d’identifier et de démontrer les causes structurelles fondamentales (indirectes) des inégalités de santé, le modèle compris en un sens intersectionnel s’essaie à aller un cran plus loin, en identifiant et précisant les dynamiques d’inégalité (donc de vulnérabilisation) selon les statuts sociaux (classe sociale, genre, âge, appartenance ethnoraciale, orientation sexuelle, statut valide ou porteur d’handicap), selon qu’on soit homme·femme et/ou de couleur et/ou musulman·e et/ou migrant·e, par ex. Le modèle intersectionnel tente donc de décrypter l’imbrication des différents facteurs de risque, et de voir comment le social devient physique et biologique au travers de la santé et de la maladie, comment s’incorporent aux individus et aux populations tous les facteurs de risque et les déterminants qui les touchent.

La perspective est éco-sociale25 : il ne s’agit plus seulement de la simple influence de l’environnement naturel et culturel sur les personnes et les communautés, mais d’interactions et de rétroactions permanentes, multiples, dynamiques, du niveau le plus micro au niveau le plus macro. Le modèle qui en découle ajoute de la complexité impliquant tous les écosystèmes, structurels et anthropiques et participe de la méthode de la pensée complexe26. Celle-ci comprend le principe de l’auto-éco-organisation, c’est-à-dire la capacité d'un système, comme l’être vivant, à être autonome et à interagir avec son environnement. Les conséquences épistémologiques de cette façon de voir sont majeures en ce qui concerne les inégalités sociales de santé, puisque le statut socio-économique, même s’il en est sans doute le plus important, coexiste avec de nombreux autres, ceux que l’approche intersectionnelle prend justement en compte. Dès lors, la relation entre statut socio-économique et situation de santé n’est plus simplement linéaire selon un gradient continu. Elle est multiconditionnée aboutissant plutôt à un nuage de points autour de chacun des points de l’échelle sociale ou de l’inégalité, témoin de la complexité de la problématique.

In fine, un paradigme relativement nouveau, exprimé au début des années 2000, tente la synthèse intégrée et unifiée de tous les précédents aux échelles locales, nationales et planétaire pour, notamment, mieux prendre en compte et en charge les maladies émergentes à risque pandémique27 : « One Health » (une seule santé). Y coexistent dans un syncrétisme cohérent : 1/ la santé humaine (des soins curatifs jusqu’à la santé publique en balayant la promotion de la santé, la prévention, la santé communautaire, l’éducation pour la santé, la réhabilitation, … pour tous·tes les citoyen·nes-patient·es, spécialement celles et ceux bénéficiant des interventions des travailleur·ses de santé) ; 2/ la santé animale (des populations sauvages aux élevages domestiques intensifs) ; 3/ l’ensemble des écosystèmes de toutes tailles et de toutes natures (structurels, environnementaux, et humains).

De la médecine sociale aux politiques publiques

Se demander si la médecine est sociale consiste à interroger les dimensions sociales de la santé et du bien-être. Les éléments relevants en sont les déterminants médicaux et non-médicaux de la santé, les inégalités sociales de santé, la vulnérabilisation, l’intersectionnalité, la perspective écosociale et le modèle One Health. Ces concepts et approches nous poussent à appréhender les déterminants de la santé et du bien-être comme les fruits de rapports sociaux, et à souligner alors la nécessité de consolider une politique de santé publique.  Cet ensemble de concepts doit être la base opérante d’une vision pragmatique de changement, la justification morale, humaniste et même utilitariste d’actions sociétales majeures, au départ du domaine social-santé mais jusqu’à toute la superstructure de l’État. C’est, en effet, en fonction de la manière dont la société est organisée pour produire de façon macrostructurelle les biens dont elle a besoin (ici le système social-santé produisant des services d’aide et de soins) que son cadre juridique, politique et idéologique sera construit. Et au-delà des valeurs qui la portent, les politiques publiques gagnent à s’appuyer sur des fondations scientifiques (« evidence-based policy »). Celles-ci peuvent se décliner à trois niveaux, du plus générique (la société dans son ensemble) au plus spécifique (le système de santé), en traversant le niveau intermédiaire de la sécurité sociale.

Le premier niveau d’intervention concerne l’organisation globale des rapports politiques du vivre ensemble. Ils sont évidemment les plus importants, prioritaires par nature, parce qu’ils conditionnent toutes les relations sociales entre celles et ceux qui forment communauté, de l’échelon local à la Belgique, à l’Europe et même au monde entier. L’aggravation des inégalités à l’intérieur de quasiment tous les pays questionne en effet la persistance du système qui les construit : le règne de l’argent et du profit, l’économie de marché et le libéralisme mondialisé, dont presque tout le monde aujourd’hui s’accorde à reconnaître les limites fondamentales intrinsèques. En Belgique, les indicateurs d’inégalité, notamment le coefficient de Gini (avec les réserves qui le concernent), restent assez stables : 25,2 en 1985, 27,2 en 2019 (selon la Banque Mondiale), mais cela alors que les marges bénéficiaires vi des entreprises ont atteint des sommets au 2e trimestre 2022 (45,2% selon la Banque Nationale), et que le taux de base de l'impôt des sociétés ne cesse de diminuer. Dans ce contexte d’aggravation des inégalités socio-économiques, la privatisation des soins de santé et des assurances maladie affaiblit non seulement la gestion collective des enjeux de santé publique et des droits aux soins mais elle entrave également l’accès général aux soins de santé de qualité28. La réduction des inégalités sociales et de santé passera par des politiques qui travaillent à réduire les écarts inégalitaires.

Le deuxième niveau envisageable est celui de l’ONSS, l’Office National de la sécurité sociale, un des fleurons de la Belgique, dont les initiateurs ont d’emblée, dès sa création en 1944, compris la profonde intrication du social et de la santé. La structure qui en a résulté est en effet pilarisée en 7 différentes branches. Coexistent à côté des soins de santé (l’INAMI), les pensions, le chômage, les accidents du travail, les maladies professionnelles, les allocations familiales et les vacances annuelles. Un pas supplémentaire a été franchi en 1995 lorsque le système de la Gestion Financière Globale a été mis sur pied. Par ce système, l'ONSS englobe les moyens financiers alloués à la sécurité sociale des travailleur·ses et les répartit entre les secteurs en fonction de leurs besoins. Il serait dès lors possible de réfléchir à une autre répartition de l’enveloppe globale entre les différentes branches dans la mesure où les déterminants de la santé sont beaucoup plus largement sociaux (non-médicaux), que liés au système de soins.

Et le troisième niveau concerne directement le domaine sanitaire au travers du long continuum qui caractérise toutes les problématiques de santé : la promotion de la santé, la prévention (primordiale, primaire, secondaire, tertiaire et quaternaire), le curatif (soins de premier, deuxième et troisième niveau) et le palliatif, la réhabilitation et la revalidation, avec une efficiencevii relative décroissante. Il y a beaucoup plus à attendre de la promotion de la santé et de la prévention que des soins curatifs. La promotion de la santé est l’ensemble des processus qui confèrent aux populations les moyens de mieux maîtriser les déterminants de la santé qui les concernent, d'assurer un plus grand contrôle sur leur propre santé (empowerment), et d'améliorer celle-ci29. La prévention est divisée en plusieurs séquences30 : primordiale (l’ensemble des mesures prises pour modifier les déterminants de la santé et ainsi diminuer l’impact négatif des facteurs environnementaux, économiques, sociaux, comportementaux, ou culturels qui augmentent l'incidence de la maladie), primaire (qui agit en amont de la maladie, comme la vaccination et toutes les actions sur les facteurs de risque), secondaire (qui agit à un stade précoce du processus morbide pour détecter, freiner ou même en arrêter l’évolution (l’objectif des dépistages), tertiaire (qui agit sur les complications et les risques de récidive) et quaternaire (l'ensemble des activités de santé pour atténuer ou éviter les conséquences de l'intervention inutile ou excessive du système de santé). Les soins curatifs comprennent les traitements et thérapies fournis à un·e patient·e dans le but principal de résoudre complètement sa maladie, tandis que les palliatifs visent à le·la soulager, éventuellement jusqu’à un acte d’euthanasie. Les soins de réhabilitation, eux, rassemblent les processus qui visent à ramener un·e patient·e à l'état de santé le plus proche possible de celui qui était le sien avant sa maladie.

Malgré son grand intérêt non seulement sur le plan sanitaire mais aussi d’un point de vue économique, elle est peu soutenue par notre système de santé : l’ensemble des moyens consacrés à la prévention en Belgique représente 2,1% des dépenses totales de santé, ce qui place notre pays en-dessous de la moyenne européenne de 3%31. Dans une optique de santé publique et de diminution des inégalités, il serait indiqué d’opérer une série de virages de modèles :  favoriser un changement de paradigme en faveur de soins de santé intégrés et préventifs ; promouvoir des systèmes de financement et des politiques qui favorisent la prévention ; faire de la prévention un élément de toute interaction avec les soins de santé. Pour reprendre l’exemple de l’obésité, le niveau sociétal macro devrait prendre toutes les mesures favorisant une alimentation saine et accessible, des écosystèmes locaux naturels, un modèle de consommation moins marchand, etc. et cela dès l’enfance au sein de l’école jusqu’à la politique agro-alimentaire globale européenne, ce qui rejoint le niveau micro de la promotion de la santé, de la prévention de l’obésité, du dépistage du diabète et de son traitement précoce, etc. 

Conclusion

Pour conclure, se demander si la médecine est sociale revient à interroger les dimensions sociales de la santé et du bien-être des individus et des populations. La médecine englobe médecine individuelle et santé publique, puisqu’elle concerne tout à la fois soins des individus et soins des populations. En considérant l’engagement éthique et professionnel des soignant·es en tous temps et en tous lieux, en prenant en compte et en transcendant les différents modèles qui ont permis d’avancer dans les origines, la détermination et peut-être même la causalité de l’état de santé et de bien-être des individus et des populations, on peut affirmer que la médecine est sociale, profondément et entièrement sociale.

Le terrain d’expertise de la médecine et des soins est traversé par des déterminants non médicaux. Les inégalités de santé sont les fruits de rapports sociaux, et les écarts relatifs d’inégalités ont des conséquences sanitaires et sociales importantes. Ces inégalités sociales de santé participent des processus de vulnérabilisation de populations qui cumulent les facteurs de risque. Les approches intersectionnelle, écosociale et de One Health permettent alors d’appréhender la complexité des problématiques sociales de santé.

Le social est partout, constituant le socle de toute élaboration conceptuelle dans la compréhension et de toute construction pragmatique dans l’action. Les facteurs socio-économiques structurels et les rapports sociaux sont les déterminants fondamentaux de la santé. D’où la nécessité que les concepts d’inégalités sociales de santé, d’intersectionnalité, de complexité et l’approche sociale de la médecine  deviennent des moteurs d’action politique afin  d’ouvrir les verrous de la vision médico-centrée de la santé et du bien-être. L’approche globale et sociale de la médecine soutient le développement de politiques publiques qui travaillent à prévenir et à réduire de façon structurelle les écarts qui continuent à creuser les inégalités.

Recommandations politiques

  • Questionner le système économique et politique global qui crée et aggrave les inégalités sociales de santé de l’échelon national au niveau mondial.
  • Concevoir des politiques publiques qui travaillent spécifiquement à réduire les écarts inégalitaires, et ce dans tous les domaines de l’action publique.
  • Inclure dans la phase de conception de toute politique publique, une pré-évaluation des inégalités potentielles qu’elle pourrait engendrer de façon directe ou indirecte et des écarts inégalitaires qu’elle risque d’élargir.
  • Travailler à un budget global de l’Office national de sécurité sociale qui accorde une attention plus importante à ses « branches » sociales.
  • Travailler à une augmentation des budgets des entités fédérées attribués au domaine préventif et aux acteurs/structures qui agissent sur les déterminants sociaux de la santé.
  • Remettre la dimension sociale au coeur de la médecine, de la formation de tous les métiers de l’aide et du soin, et globalement au sein de la société. 

Référence : Roland, M., Rea, A., Fortunier, C. (2023). « La médecine est-elle sociale ? », in Revue médicale de Bruxelles, vol. 44/3.


*Un autre Policy Brief d’InES aborde, sous un autre angle, les inégalités de santé. Pour la lire : « Les inégalités de santé, un problème structurel ».


i Le référentiel CanMEDS[1] du Collège Royal des Médecins et des Chirurgiens du Canada, devenu quasi une norme en la matière, comporte un chapitre entier consacré  à cet aspect : « Les médecins doivent démontrer un engagement envers la société en reconnaissant et en respectant ses attentes en matière de soins de santé, càd 1/ Assumer sa responsabilité sociale envers les patients, la société et la profession et répondre aux attentes de la société à l’endroit des médecins ; 2/ Démontrer leur engagement à participer à des initiatives liées à la sécurité des patients et à l’amélioration de la qualités des soins. »

Référentiel CanMEDS. Collège Royal des Médecins et des Chirurgiens du Canada, 2006. Consulté le 03/12/2022. https://www.royalcollege.ca/rcsite/canmeds/about-canmeds-f

ii FIAN est l’organisation internationale des droits Humains qui promeut « le droit fondamental qu’a toute personne d’être à l’abri de la faim et d’avoir accès à une nourriture de qualité ».

iii Une variable proxy est une variable qui n'est pas significative en soi, mais qui remplace une variable utile mais difficilement observable ou mesurable. 

iv L'indice, ou coefficient, de Gini est un indicateur synthétique permettant de rendre compte du niveau d'inégalité pour une variable (par ex. revenus, salaires, niveau de vie) et sur une population donnée. Il varie entre 0 (égalité parfaite) et 1 (inégalité extrême).

v  Nous préférons le terme dynamique de vulnérabilisation, à celui, statique, de vulnérabilité, qui souffre de limites pratiques et théoriques. En effet, le terme de vulnérabilité est utilisé dans des domaines fort différents, il définit des frontières fixes et statiques dans une perspective plutôt quantitative ; il ne prend en compte qu’un nombre limité d’interactions simples en négligeant les multiples synergies, antagonismes, et rétrocontrôles complexes ; il mène à la catégorisation avec le risque sous-jacent de stigmatisation ; il omet l’impact et la compréhension de phénomène provisoires ou définitifs, inducteurs de réactions au changement.

vi La marge bénéficiaire est la différence entre le prix de vente et le coût de revient d'un produit.

vii Dans le domaine des soins de santé, on entend par « efficience » le rapport entre ce que l’on a investi dans le système et les résultats obtenus, qui peuvent prendre la forme d’un gain d’années de vie, d’un gain de qualité de vie, d’une expérience positive pour le patient, d’une baisse de l’absentéisme, d’une réduction des inégalités en matière de santé, etc.


1 Collège royal des médecins et des chirurgiens du Canada (2006). « Référentiel CanMEDS ». Consulté le 03/12/2022. https://www.royalcollege.ca/rcsite/canmeds/aboutcanmeds-f
2 Rouffignac, S., Pierre, N., Tchomba Djuiko, K., Pestiaux, D. (2008). « La responsabilité sociale en santé », Louvain médical, Vol.137 (9), pp. 581-586.
3 Sciensano (2018). « Enquête de santé sur l’état nutritionnel ».
4 OCDE (2020 ; 2021). « État de santé dans l’Union européenne, Profil de santé de la Belgique ».
5 Stronks, K., Van De Mheen, H., Looman CWN., Mackenbach JP. (2008). « Behavioural and structural factors in the explanation of socio-economic inequalities in health: anempirical analysis », Sociology of Health and Illness, Vol.18(5), pp. 653-74.
6 Laaksonen, M., Rahkonen, O., Karvonen, S., Lahelma, E. (2005). « Socioeconomic status and smoking: analysing inequalities with multiple indicators », Euopean Journal of Public Health, Vol.15(3), pp 62-9.
7 Cantoreggi, N. (2010). « Pondération des déterminants de la santé en Suisse. Rapport final ». Consulté le 05/12/2022. https://perruchenautomne.eu/wordpress/wp-content/uploads/2015/09/100806_GRES_Schlussbericht-Gesundheitsdeterminanten.pdf.
8 Glinianaia, S.V., Ghosh, R., Rankin, J. et al. (2013). « No improvement in socioeconomic inequalities in birthweight and preterm birth over four decades: a population-based cohort study ». BMC Public Health, Vol. 13(345). Consulté le 29/11/2022. https://doi.org/10.1186/1471-2458-13-345.
9 Marmot, M.G., Wilkinson, R. (Eds.) (2005). Social determinants of health. Oup Oxford.
10 Marmot, M.G. (2005). « Social determinants of health inequalities », The Lancet, Vol. 365(9464), pp. 1099-1104.
11 Willems, S., Van de Geuchte, I., Impens, J., De Maeseneer, J., Alaluf, V., Van Nespen, I., Maulet, N., Roland, M. (2007). « Problématique des inégalités socio-économiques de santé en Belgique », Santé conjuguée, 40, pp. 25-34.
12 Biernaux, M. (2020). « Alimentation et inégalités sociales de santé : l’accès à une alimentation de qualité en question », Solidaris. Consulté le 02/12/2022. https://www.fian.be/IMG/pdf/bts2020-05-web-2.2-inegalites-martin-biernaux-p32_36.pdf.
13 FIAN Food First Information and Action Network (2020). « Systèmes alimentaires, nutrition et santé ». Consulté le 02/12/2022. https://www.fian.be/Alimentation-et-inegalitessociales-de-sante-l-acces-a-une-alimentation-de#nb4.
14 Belgium.be (2022). « Vers une Belgique en bonne santé ». Consulté le 03/12/2022. https://www.belgiqueenbonnesante.be/fr/etat-de-sante/esperance-de-vie-et-qualite-devie/esperance-de-vie-en-bonne-sante.
15 Steiner, N. (2022). « Mourir à la maison : un désir, un défi pour les soins palliatifs », InfoKara, 17, pp. 45-47.
16 Wilkinson, RG. (1997). « Socioeconomic determinants of health, Health inequalities : relative or absolute materials standards ? », British Medical Journal, 314, pp. 591-595.
17 Wilkinson, RG. (2002). « Income inequality and population health », British Medical Journal, 324, p. 978.
18 Wilkinson, RG, Pickett, K. (2009). Why More Equal Societies Almost Always Do Better, Eds Allen Lane, London.
19 Wilkinson, RG (propos recueillis par Merckaert J.) (2014). « Les inégalités nous rendent malades », Revue Projet, Vol. 4(341), pp. 52-57.
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Pour InES : Michel Roland et Camille Fortunier